Lucifer préparant les voies d’Ahriman

Mais, pour parvenir à ses fins, il lui a fallu attendre que le cerveau ait préalablement été coupé des liens avec la Sagesse divine. Et c’est à quoi Lucifer s’est employé. Il a poussé l’homme à capter en lui les idées, à s’en attribuer l’origine, lui a suggéré d’en user avec elles à sa guise et même de les « dénaturer », elles, les Idées qui avaient été primitivement en lui l’affleurement de la sagesse cosmique.

L’Intelligence divine descendue sur la terre s’est morcelée dans les entendements individuels, perdant par là le contact non seulement avec son origine propre mais avec l’origine de toutes les choses qu’elle reflète. Le monde n’est plus apparu aux hommes comme les faits et gestes d’entités spirituelles vivant par exemple dans les éléments. Nous avons perdu cette faculté de voir l’esprit dans les choses, et, dans la Nature, une divinité pleine de secrets et de bienfaits. « Encore dans le haut moyen-âge, dit Rudolf Steiner, la Déesse Nature est apparue à certains hommes. » C’était la métamorphose de Perséphone, cette divinité grecque qui au cours de l’année visitait toutes les sphères où s’élabore le cycle végétal, depuis les racines et les graines jusqu’aux floraisons qui s’offrent au soleil. Parvenir à la connaissance était alors s’unir à ce grand Etre, participer à sa vie dont toute substance terrestre était l’expression, en avoir la vision. Voir et savoir se confondait en un même acte.

Un autre mode de connaissance se fraye la voie tout au long du Moyen Age ; le tournant du XIVe au XVe siècle est le moment où l’intellectualisme individuel apparaît comme l’acquisition des temps modernes. En même temps se sont fermés les « hauts-lieux de la connaissance qui avaient pris la suite des mystères antiques ». Les Arts libéraux, qui avaient leurs Archives dans les arcanes de la Déesse Nature, devinrent des allégories, puis des abstractions. C’est alors que les sciences naturelles les remplacèrent. Elles apportaient des certitudes ; elles les tiraient des preuves matérielles, des instruments de contrôle, des critères de poids, de mesure et de nombre vérifiables. Autrement dit, elles ôtèrent leurs Archives à la Déesse Nature, encore détentrice du mystère de la vie, pour les confier à l’esprit d’Ahriman.

Lucifer, ayant détaché la pensée de son origine cosmique pour en faire son bien propre, avait travaillé pour Ahriman ; celui-ci n’eut qu’à matérialiser la pensée, préalablement vidée de sa réalité spirituelle. Pour avoir attendu que les temps de son intervention soient mûrs, Ahriman gagnait sur les deux tableaux : celui de la pensée abstraite et celui de la science matérialiste. Il rendait les perceptions obscures et la matière opaque.

« L’un des faits qui révèle le plus clairement l’influence d’Ahriman, c’est la croyance que la conception mécaniste et mathématique de l’univers à laquelle on est arrivé à la suite des travaux de Galilée, Copernic et leurs successeurs, peut vraiment permettre de comprendre ce qui se passe dans le cosmos. La science spirituelle d’orientation anthroposophique demande, elle, qu’on ne cherche pas seulement dans le cosmos les phénomènes mécaniques et mathématiques — ce qui pousse à se représenter l’univers comme une grande machine, — mais qu’on y cherche avant tout des phénomènes d’esprit et d’âme. Ce serait obéir aux directives d’Ahriman que de se borner au calcul des mouvements des astres, à l’astrophysique, bien que l’humanité puisse être légitimement fière des résultats obtenus en ce domaine. Mais il serait fâcheux de ne pas opposer aux conceptions mécanistes de l’univers les connaissances qu’on peut avoir sur les actions psychiques et spirituelles de nature cosmique. Ce serait précisément faire tout ce qu’il faut pour préparer au mieux la prochaine incarnation terrestre d’Ahriman. Celui-ci, pourrait-on dire, cherche à maintenir les hommes dans une léthargie telle qu’ils ne puissent concevoir que l’aspect mathématique de l’astronomie. C’est pour cela qu’il inspire tant qu’il peut aux hommes cette répugnance dont ils font preuve pour admettre la présence d’esprit et d’aine dans le cosmos » (1).

La présence d’esprit et d’âme dans le cosmos ! Le Démon luci-férien, lui, n’avait pas empêché les hommes de la ressentir. Toutefois, il y avait mêlé un élément subjectif qui avait retiré finalement toute solidité à la pensée. On était arrivé à douter quelles idées aient une réalité objective. Le désir personnel introduit par Lucifer dans la pensée, rendait celle-ci suspecte en tant qu’instrument de connaissance.

Alors était intervenu Ahriman. Il s’était réservé de longue date pour cette heure du doute. Son intervention apportait à l’esprit inquiet de l’homme la foi dans une nouvelle croyance : la réalité de la matière. Mais pour lui faire accomplir une aussi lourde chute, il avait fallu préalablement ramener l’intelligence humaine au niveau de la matière, pour qu’elle ne cherche pas à comprendre autre chose, ne puisse même plus le concevoir. (à suivre)

Simone Rihouët-CorozeTriades N1, Printemps 1962.

(1) Incarnation de Lucifer et d’Ahriman. Mss. privé.