Le Crocodile et son Cours scientifique

Or, c’est bien cette entreprise spécifiquement ahrimanienne qui est le fond de l’intrigue du « Crocodile » et lui-même en fait le récit dans son Cours scientifique, morceau capital du livre, où l’on voit ce génie du mal se livrer aux parisiens avec complaisance.

Certes, il faut le lire cum grano salis ; d’ailleurs l’auteur a soin d’avertir 1′ « Ami lecteur » qu’il va être soumis à une épreuve du genre de celle que le Sphinx par ses énigmes posait à Œdipe, sur le chemin de la destinée :

« Ce qu’il (le crocodile) dit là est ou un mensonge ou un grand mystère… »
« Si vous êtes instruit dans les sciences profondes de la vérité et dans les vaines sciences des écoles, il vous sera facile… de rectifier ce qu’il dira de faux. » (p. 56)

Nous voilà donc prévenus que le Crocodile, en faisant étalage de son passé (qui n’est autre que l’origine de la matière et la formation de ce qu’on appelait du temps de Saint-Martin le « système du monde »), va laisser échapper des vérités de première grandeur, bien que falsifiées, et que seuls s’y retrouveront ceux qui seront capables de les reconnaître au passage, tout en les recoupant par les faits scientifiquement contrôlés. Rien de mieux pour indiquer dans quel esprit ce cours doit être entendu. Malgré la forme badine qu’il revêt, cet appel à la faculté de discerner entre le vrai et le faux, préalablement brouillés, résonne comme l’écho des avertissements solennels adressés au candidat avant l’épreuve pour qu’il découvre le diamant de vérité dans la poignée des pierres fausses.

Cet appel, on le retrouve dans le livre chaque fois que l’auteur va dévoiler une parcelle de l’enseignement ésotérique qu’il veut transmettre.

Les sciences mutilées

Voici par exemple le Crocodile décrivant la députation des Sciences, qui, à l’aube des temps modernes (disons au tournant des XIVe-XVe siècles), vinrent se présenter à lui, tout équipées, pour franchir son seuil. Elles avaient beau prendre la suite des Arts libéraux, le nouveau mode de pensée leur imposait ce pacte avec Ahriman-Crocodile.

Voyons les malheureuses abandonner l’une après l’autre leur essence spirituelle, leur principe divin. Elles n’entreront que mutilées dans le champ des connaissances modernes ; elles ne mettront plus les hommes en rapport avec la vérité totale, mais avec des « brisures », des faits tronqués ou artificiels. Le Crocodile leur laissera l’écorce et prendra la graine. Il arrache à chaque science son âme et son esprit pour ne lui laisser que ce qui pourra servir l’œuvre de matérialisation des connaissances. Le lecteur retire de cette scène une bonne leçon de discernement pour ce qui constitue l’essence véritable des sciences et des arts, leur rôle, leur histoire, et ce qu’il en reste dans nos Facultés.

A l’ère d’Ahriman, la Physique, perdant le pourquoi, ne s’occupera plus que du comment. La Chimie ne pourra plus décomposer ou recomposer qu’en apparence. L’Astronomie gardera le tracé extérieur des astres, mais perdra le pivot central du système. La Botanique pourra encore classer les caractères extérieurs des plantes mais non plus leurs éléments constituants. La Médecine ne soignera plus avec des substances pures mais au moyen de produits de remplacement. La Musique se voit imposer des restrictions mystérieuses sur ses rapports avec le son véritable pour ne garder qu’un caractère descriptif. Devant la Grammaire, le Crocodile fait un aveu d’une humilité surprenante : « Le vrai secret qui la concerne… appartient à un autre souverain que moi… » ; et ce même pouvoir du Logos auquel il est ainsi fait allusion donne à la Poésie toute licence pour puiser ses modèles « dans les archives de la Grammaire ». La Peinture, pourra décrire tout ce qu’elle voudra, mais n’entrera pas dans la Vie pure de la couleur et il en sera de même pour la Musique à l’égard du son. Finalement à l’Histoire sera laissé « le jeu des marionnettes », mais elle ne devra rien dire des fils « qui les font mouvoir », car ces fils, le Crocodile s’en réserve la manœuvre.

D’Orient en Occident

Vient ensuite dans ce même cours scientifique, une ahurissante histoire du genre humain qui fournit à son tour preuve sur preuve que le Crocodile jusque dans les moindres détails a bel et bien suivi la voie historique de l’influence ahrimanienne. A mesure que cette voie conduit les civilisations de l’Orient vers l’Occident, elle fait passer les hommes de l’emprise luciférienne à celle d’Ahriman. Apprécions des traits d’une étonnante justesse dans cette perspective : les rapports du Crocodile avec l’Asie, notamment avec la Chine et la doctrine de Fo ont une similitude frappante avec ceux que, depuis le début des civilisations post-atlantéennes, Ahriman a pu entretenir avec les pays soumis à l’influence luciférienne. On sait que Fo est le nom chinois du Bouddha. L’usage qu’on fait en Asie de sa doctrine dénote l’attrait luciférien qui détache l’homme de la terre. Le Crocodile se saisit habilement de tout ce qui, sur terre, est ainsi laissé à l’abandon. Toutes les manœuvres auxquelles il déclare se livrer, à la faveur des doctrines de Fo, deviennent claires lorsqu’on y retrouve la ruse d’Ahriman préparant son règne.

« Ahriman et Lucifer collaborent toujours, mais ils n’ont pas ensemble la haute main sur la conscience des hommes. Ce fut une’ culture fortement luciférienne que celle qui régna en Chine au cours du troisième millénaire précédant l’ère chrétienne. Il en surgit toutes sortes d’influences dont l’action se prolongea jusque dans les premiers siècles chrétiens et même en certains cas jusqu’à notre époque ». — « Mais, poursuit Rudolf Steiner, depuis qu’Ahriman est au premier plan, ce qui se prépare, c’est son incarnation au cours du troisième millénaire après J.-C. Si bien, que les traces des actions de Lucifer s’effacent maintenant devant les préparatifs d’Ahriman pour son intervention à venir. On pourrait dire qu’Ahriman a conclu avec Lucifer un traité… » (1).

De quel genre est ce traité, – on l’a vu plus haut.

On peut se demander avec surprise quelle intuition a porté Saint-Martin à découvrir cette collusion de Fo et du Crocodile, alors qu’elle exige préalablement de discerner entre les deux principes du mal dans l’évolution. Qu’est-ce qui a pu lui inspirer de faire dire au Crocodile :

« Ma première excursion fut à la Chine. Je sus qu’un grand génie avait communiqué aux hommes de cette contrée de magnifiques connaissances. Je me proposai d’aller en recouvrir quelques portions… » (p. 65)

On ne peut que constater qu’il a su mettre en place avec une parfaite lucidité les relations entre Lucifer et Ahriman en dirigeant la première excursion du Crocodile vers la Chine pour qu’il en rapporte les idées qui lui servent ensuite comme une « monnaie d’échange », ainsi qu’il le dit, pour son truquage des Vérités et son troc des âmes.

Simone Rihouët-CorozeTriades N1, Printemps 1962.

(1) Incarnation de Lucifer et d’Ahriman. Mss. privé.