« Les côtés mal aimés de nous-mêmes que nous tentons en vain d’éliminer de nos vies se projettent sur les autres, et nous forcent à les reconnaître. »
Jean Monbourquette

L’ombre et la connaissance de soi

Sans la connaissance de son ombre, impossible en effet de bien se connaître ! Le travail personnel qu’on effectue sur son ombre constitue une condition essentielle pour qui souhaite devenir une personne équilibrée et entière. Sa reconnaissance et sa réintégration permettent de récupérer des parties de soi qu’on a refoulées par crainte de rejet social. Au cours de son développement, il arrive que l’on ressente de la honte ou de la peur vis-à-vis de sentiments ou d’émotions, de qualités, de talents ou d’aptitudes, d’intérêts, d’idées ou d’attitudes, de peur qu’ils soient mal appréciés dans son milieu. On a alors tendance à les refouler et à les reléguer dans les dédales de l’inconscient. Or, ces éléments mal aimés de soi, même une fois refoulés, survivent et cherchent à s’affirmer. Si leur propriétaire n’en reconnaît pas l’existence, ils se retourneront contre lui, lui feront peur et lui créeront de sérieux ennuis d’ordre psychologique et social.

Faire émerger les ressources inexploitées de son être, aussi menaçant que cela puisse paraître, permettra de se les approprier et de les réintégrer. On remplira ainsi la première condition de tout développement humain : « Connais-toi toi-même », célèbre précepte inscrit au portail du temple de Delphes.

L’ombre et l’estime de soi

Faire la paix avec son ombre et se lier d’amitié avec elle constitue la condition fondamentale d’une authentique estime de soi. Car comment pourrait-on s’aimer et avoir confiance en soi si une partie de soi, son ombre, est ignorée et agit contre ses propres intérêts? Je suis étonné de constater que les ouvrages actuels sur l’estime de soi ne s’intéressent pas davantage aux effets désastreux d’une ombre laissée à l’état sauvage, car celle-ci devient une source importante de mésestime de soi et d’autrui.

Carl Jung rappelle que le psychisme humain est le lieu de luttes intimes: « On le sait, les drames les plus émouvants et les plus étranges ne se jouent pas au théâtre, mais dans le cœur d’hommes et de femmes ordinaires. Ceux-ci vivent sans attirer l’attention et ne trahissent en rien les conflits qui font rage en eux, à moins qu’ils ne deviennent victimes d’une dépression dont ils ignorent eux-mêmes la cause. »

On ne peut donc pas se permettre de faire l’économie de la réintégration de son ombre. Qui refuse ce travail sur lui-même s’exposera à des déséquilibres psychologiques. Il aura tendance à se sentir stressé et déprimé, tourmenté par un sentiment diffus d’angoisse, d’insatisfaction de lui-même et de culpabilité; il sera sujet à toutes sortes d’obsessions et susceptible de se laisser emporter par ses impulsions: jalousie, colère mal gérée, ressentiment, inconduites sexuelles, gourmandise, etc.

Parmi les dépendances les plus communes, mentionnons l’alcoolisme et la toxicomanie qui font tant de ravages dans nos sociétés modernes.

Sam Naifeh, dans un excellent article sur les causes de la dépendance, affirme: « La dépendance est un problème de l’ombre. » En effet, l’attrait compulsif pour l’alcool et les drogues provient de la recherche incohérente du côté ombrageux de son être. On a beau accuser les substances toxiques d’être la cause de déchéances humaines, en vérité, elles n’en sont que la cause indirecte en permettant à leur utilisateur de franchir les limites du conscient. Ainsi, pour un moment, l’utilisateur peut s’identifier au côté sombre de lui-même qui l’obsède constamment. La partie sobre de l’alcoolique se trouve dans une constante insatisfaction tant qu’elle n’a pas retrouvé la partie alcoolique cachée dans l’ombre.

L’ombre et la créativité

L’écrivain Julien Green, faisant allusion à l’activité de son ombre, notait : « Il y a quelqu’un qui écrit mes livres que je ne connais pas, mais que je voudrais connaître. » Le travail patient et intelligent de l’apprivoisement de son ombre mettra au jour d’immenses potentialités restées enfouies à l’état sauvage dans l’inconscient. Leur actualisation produira un surcroît de vitalité en même temps qu’elle stimulera la créativité dans toutes les dimensions de la vie.

Jean Monbourquette © – Apprivoiser son Ombre – N Bayard ed. 2001