Dominique Dubois qui a écrit pour les éditions Arqa (voir dans la boutique de Thot) une biographie de Jules Bois (1868-1943), nous propose, dans cet article inédit, de partir à la rencontre de ces deux grands personnages de la littérature et de l’occultisme du XIXe siècle, que furent Jules Bois et Joris-Karl Huysmans.

L’Inde, les désillusions

En 1896, un contretemps fâcheux pertube sérieusement Jules Bois. Il s’agit tout bonnement de la mise à l’index par le Vatican de son Le Satanisme et la Magie. Nonobstant le succès de son livre, Bois décide tout de même d’en arrêter la publication (c’est assez révélateur). Pour l’heure, ses activités se résument dans le militantisme féministe, dans le théâtre, citons notamment son coup d’éclat au théâtre de la Bodinière où il rendit populaire la représentation des messes égyptiennes ou néo-isiaque des Mathers. Mais sa préoccupation première est ontologique, il croit ainsi trouver la solution dans la philosophie de l’orient, dans celle principalement de Vivekananda (1863-1902). Le 24 octobre 1900, Jules Bois part en Inde. La célèbre cantatrice Emma Calvé, une proche intime de Bois est du voyage (1), tout comme l’ancien carme Hyacinthe Loyson (1827-1912).

En janvier 1901, Bois débarque à Calcutta, « La cité aux nuits terribles » disait le grand écrivain et conteur britannique Rudyard Kipling (1865-1936). Jules Bois la découvre ainsi, où rode le vice le plus monstrueux, où chantent les religions sanguinaires, où la course à la roupie tient éveillés jusqu’à l’aube les marchands, où la peste, le choléra et la fièvre emportent des centaines d’indigènes par semaines. Les marchands de temple sont omniprésents, les rituels sanglants (sacrifices d’animaux) excitent tout une foule de fanatiques : « Je suis rebuté par cette religion de phallus et d’abattoir qui sut nous apparaître de loin, si pure et enivrante. (2) »

Une première désillusion qui en appelle d’autres. A Bénarès, il voit un enfant presque nu qui, sous les regards complices des prêtres, se fait volontairement mordre la jambe jusqu’au sang par une guenon, avec un grand espoir de roupies que Bois jette avec tristesse et dégoût. A Bravery, il est pris à parti par une vieille et horrible prêtresse qui exige le sacrifice d’un blanc, d’un chrétien… comme lui. A Lucknow, la ville où eut lieu cette terrible révolte des cipayes, Jules Bois est très abattu :

« Une tristesse immense me gagne, cette maladie de la solitude, qui fauche là-bas plus d’Européens que la malaria, la petite vérole noire, ou le choléra. C’est un spleen spécial, fait de la tristesse éternelle de l’Inde, du regret de la patrie, de cette angoisse, de ce malaise qui ne vous quitte pas, en cette ambiance de fièvres, de famines et de peste… On voudrait un abri, un havre tendre ; on rêve d’une église pareille à celle des enfances pour y pleurer devant le Dieu de nos mères, loin des temples désolés et sanglants. (3) »

Bois se ressource chez les franciscains. Sa conversion

Dans les environs de Bravery, Jules Bois apprend l’existence de moines franciscains belges, hollandais et italiens. Une courte visite s’impose, un désir qui est loin d’être anodin, et qui aura, n’en doutons pas, une conséquence déterminante et décisive dans la destinée de Jules Bois. Pourquoi ne pas le dire maintenant, puisque les Visions de l’Inde de Jules Bois est aussi l’histoire d’une conversion, de sa conversion.

Le père Engelberg le reçoit chaleureusement. Jules Bois se laisse gagner par cette atmosphère apaisante de religiosité. Dans le silence, tandis que le père Engelberg venait de s’agenouiller, Bois semble entendre une voix :

« Voilà que ta jeunesse, dit-elle, a cherché dans les perversités que tu as cru artistiques, dans les livres emphatiques de l’Orient, dans les paysages et dans les âmes troublantes et compliquées, le vrai et le beau, alors qu’il ne s’y trouve qu’une ivresse suivie de dépression et de remords. Et tu n’as rencontré ni la certitude, ni le bonheur, ni l’art suprême.

« Un grand dégoût de toutes choses te vint d’avoir voulu respirer toutes choses à la fois. Le dieu Pan est un faux dieu. Devant l’autel de cette Vierge, dans cette église presque nue, te voilà ému et apaisé comme devant la solution pour t’expliquer la vanité des précédents efforts et te faire entrevoir une nouvelle voie… C’est l’idéal unique, et non les dieux innombrables, c’est la simplicité de l’âme, et non la subtilité toute proche du vertige et du délire… (4) »

Bref, cette révélation provoqua en lui une véritable transfiguration. Nanti d’une foi inébranlable, Jules Bois se dirige vers Delhi la Nouvelle (New-Delhi) où, chemin faisant, il rencontre un ascète qui cherche à l’impressionner par sa démonstration de pouvoirs : « Ce n’est pas un saint, car le saint est humble, et cet homme n’est qu’orgueil… Je ne suis plus dupe de ces mendiants fabuleux ».

A Lahore, Jules Bois tombe gravement malade. En proie à de grosses fièvres, presque mourant, il est recueilli dans le bungalow du Major Grant qui, durant vingt jours, le soigne. Sauvé par cet écossais, ce délicat amateur de littérature française, Jules Bois lui dédia en guise de remerciements ses Visions de l’Inde (1903). A Bombay, il embarque pour revenir à sa chère patrie, celle qui lui a tant manquée. On imagine bien, dès lors, cette joie indicible qu’il devait ressentir lorsque le paquebot s’approcha des côtes françaises.

Audience privée chez S. S. Léon XIII

On peut tout aussi bien deviner l’excitation intérieure qui gagna Jules Bois lorsqu’il fut aux portes du Vatican, car le catholique Jules Bois, qui avait aussi un besoin pressant d’entériner ou de sacraliser sa récente conversion, avait décidé de se prosterner devant le Pape Léon XIII. Reproduisons en partie une lettre écrite et inédite de Bois :

« Peut-être Votre Eminence n’ignore pas qu’un de mes ouvrages de jeunesse, «Le Satanisme et la Magie», a été mis à l’index. C’était à la fin du XIXème siècle. Le livre avait cependant l’intention de dénoncer les sacrilèges et les nécromants. A ce titre, il fut préfacé par mon illustre ami, J. K. Huysmans, après sa conversion. Je formai aussitôt le projet de me justifier et d’attester que, s’il y avait erreur de ma part, elle était involontaire. L’occasion m’en fut donnée quelques années après. A mon retour des Indes Anglaises, au commencement de ce siècle, je suis allé me prosterner aux pieds de S. S. Léon XIII, qui a levé l’obstacle et a bien voulu m’accorder une audience spéciale, à la fin de laquelle il m’a octroyé sa Bénédiction. J’ai publié cette interview dans le « Gaulois », et elle a eu du retentissement. Le titre était « Le Vieillard Sublime ». J’ai gardé un ineffaçable souvenir de cette entrevue ; mon âme en a été comme imprégnée. Toute ma vie, j’ai été et je serai reconnaissant à ce grand Pape pour cet incomparable bienfait dont il a honoré mon enthousiaste admiration.(5) »

Jules Bois chez Frère Jean à Ligugé

Début juillet 1901, Jules Bois est à Paris, enfin chez soi où l’attend un abondant courrier. Signalons au passage une lettre (datée du 16 juillet 1901) d’un sympathisant, signée R. P. d’Est., qui veut être le premier à le féliciter de son retour et surtout de son heureux rétablissement (6). Pour l’heure, Jules Bois à hâte de revoir son cher ami Huysmans, nommé « frère Jean » depuis qu’il a fait en mars 1901 profession solennelle d’oblature à Ligugé, monastère près duquel Huysmans fit édifier une maison.

On entrevoit sans peine l’empressement qu’il devait avoir pour raconter ses péripéties, multiple en rebondissements, principalement celle de sa conversion. De longues conversations avec son aîné de vingt ans, mais aussi une convalescence apaisante dans la Maison Notre-Dame, un silence régénérateur.

L’année suivante, il fait paraître chez l’éditeur Ernest Flammarion (1846-1936) Le Monde Invisible puis, chez le libraire Paul Ollendorff, son autre livre L’Au-delà et les Forces Inconnues dans lequel il brosse, entre autres, le témoignage précieux de son inoubliable ami Huysmans qui, en 1907, disparaissait à jamais de ce monde : « Mon cher ami… Pas de luxe dans le miracle. On va, Là-Haut, je crois, au plus pressé » écrivait Huysmans (7). Espérons que le présent article, qui ne se veut surtout pas exhaustif, aura démontré l’importance de l’hagiographe de Sainte Lydwine de Schiedam dans la vie du trop méconnu Jules Bois. S’il fallait s’en convaincre encore, rappelons l’intérêt manifeste de l’exilé Jules Bois (8) à faire connaître en Nouvelle-Angleterre les idées et les œuvres du Maître de la rue des deux Sèvres.

Un hommage qui en dit long…

Dominique Dubois © pour « la Lettre de Thot » – Septembre 2004

En illustration : Visions de l’Inde au début du siècle © DR

1 – Contrairement à ce qui a été écrit, Emma Calvé n’accompagna pas Jules Bois jusqu’en Inde.

2 – Jules Bois in « Les Visons de l’Inde », p. 19, quatrième édition, Société Littéraires et Artistiques, Librairie Paul Ollendorff, Paris, 1903.

3 – Visions de l’Inde, p. 140.

4 – Op. cit., p. 176.

5 – Lettre de Jules Bois datée du 5 août 1939. Fonds Georgetown University.

6 – Lettre de cinq pages côté à la B. N. sous le numéro 5488-77.

7 – Lettre de J.-K. Huysmans du 17 octobre 1906 à Jules Bois. Voir le Bulletin de la Société Huysmans, pp. 40-41, n° 64, 1975.

8 – J. Bois qui séjournait aux Etats-Unis (de 1915 jusqu’à sa mort en 1943) chercha en 1929 à faire connaître dans la «Mac Dowel Association» la culture française en matière de critique d’Art. Voir les précieuses informations d’Alain Mercier in le Bulletin de la Société Huysmans, pp. 38-40, n° 78, 1986.