Si nous étions immortels,

Nous ne le saurions pas.

Christian Dotremont

Depuis le printemps de l’an de grâce 1291, le siège de la place la mieux fortifiée de la chrétienté s’organisait afin que nul ne puisse plus échapper à son destin, tel en avaient décidé les figures géomantiques consultées par le sultan.

C’est un ost de plus deux cent mille cavaliers et fantassins arabes, de trois cents machines de guerre de toutes sortes qui se massait sous les fortifications de Saint-Jean-d’Acre en cette année-là. Nous luttions à un contre dix depuis neuf jours avec la vaillance d’Hector et la bravoure des guerriers antiques défendant Troie. Cet océan d’armures, sans cesse repoussé, sans cesse revenu, nous obligeait à tailler en pièces, comme eux, hommes et femmes, sans distinction, égorgeant, incendiant et pillant avant même la fin des combats. Le sang des croisés comme celui des infidèles inondait les courtines pour mieux ruisseler ensuite sur les remparts brûlants de Saint-Jean-d’Acre. La fumée poisseuse des feux préparés pour l’assaut se mêlait à la sueur des cuirasses, au sang des blessures. On marchait sur les cadavres, et les oiseaux de proie, dans l’ivresse du triomphe, attendaient l’heure du festin des rois. Aux gémissements des victimes faisaient écho les hurlements des vainqueurs. Moines, soldats, sergents d’armes, turcopoles, seigneurs et vassaux, femmes aussi se replièrent en dernier recours dans le couvent forteresse des Templiers. Tous s’y barricadèrent en attendant la mort. À « Dieu le veut » ! Nous répondions aujourd’hui, « Dieu l’a-t-il voulu »?

L’odeur âcre, puanteur écarlate, de la bataille engagée mais en mal d’être gagnée, nous laisserait-elle croire que cette terre promise et prospère serait celle de la perte de toutes nos illusions présentes et à venir.

Pouvions-nous encore sauver le monde ?

La croix rouge des croisés, maintenant dispersée aux quatre vents de l’Histoire irriguait nonobstant nos consciences calcinées, faisant prendre notre épuisement physique pour une transe prophétique. En proie à une innommable terreur j’eus l’impression alors, dans les soubresauts des replis de mon âme, d’assister impuissant au gigantesque combat que se livrait depuis des temps immémoriaux les deux Absolus. (…)

– Te souviens-tu mon frère d’âme du siège de Jérusalem, du sang des martyrs ruisselant au feu du soleil sur les poitrails valeureux, et les cottes de mailles et de saint Georges à travers la nuée, sorti du Mont des Oliviers ?

Cette mort pourtant annoncée, cataclysmique et foudroyante à l’ombre des tours crénelées de Saint-Jean-d’Acre avait sa raison d’être, sans doute. Mais quel processus véritable avait amené l’Ordre à une telle débâcle ? Les combats incessants avec les Teutoniques et les Hospitaliers, comme avec les infidèles, suffisaient-ils à expliquer ce courroux ou bien la simonie des meilleurs d’entre nous pouvait-elle trouver là une raison suffisante ? Une poignée de chevaliers Templiers avait refusé hier de regagner en contrebas le port, derrière les herses où les rares caravelles des barons francs, acculées à la mer, hissaient en hâte les voiles pour Chypre. En ce jour terrifiant, nus et rouges, debouts au milieu des ruines, baignant dans le sang de nos braves mêlé à celui de nos ennemis, le courage ne manquait pas, seule la force nous abandonnait. Le gonfanon Beaucéant de sable et d’argent claquant, en haut du donjon, calciné de flèches incendiaires, flottait encore pour quelques heures à l’orée noire des nuages. Sa pointe ardente levée vers le soleil comme un trait de lumière, nous faisait communiquer avec la force des dieux. Hier soir, malgré le peu d’eau qui restait pour nos ablutions, nous avions gardé quelques vasques, comme nous avions l’habitude de le faire en pareille circonstance, pour notre rituel lunaire.

Depuis quasiment deux cents ans le vent du destin, dans ces moments-là, choisissait le plus souvent son camp, le nôtre ; pourtant le faucon, haut dans le ciel, pour une fois ne s’était pas montré depuis vingt-quatre heures. Hasard, voulions-nous croire.

– Te souviens-tu mon frère d’armes d’Antioche, de l’Archange Gabriel et de la milice des anges venus combattre à nos côtés. Et aussi des nuages de corbeaux après la bataille, venus réclamer la pitance des hommes ?

Lorsque le chapelain de l’Ordre nous fit mander par frère Jehan, chacun d’entre-nous savait, sans mots dire, que ce serait le dernier jour. (…)

Thierry E GarnierSur les remparts de Saint-Jean-d’Acre, Journal 1291-2005 – (extrait) Arqa édition © mai 2005.

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Ce livre présenté sous la forme d’un journal regroupe différents éditoriaux, articles, préfaces et chroniques publiés dans des revues ou magazines, papier ou sur internet ; Arcadia, la Lettre de Thot, Templarium ainsi que des textes, études et aphorismes inédits à ce jour.

En illustration // La prise de Saint-Jean-d’Acre – Peinture XIXe siècle
Musée de Versailles ©