Les Chroniques de Mars // Rémi Boyer pouvez-vous vous présenter, succinctement, pour nos lecteurs ?


Rémi Boyer
// Quoi que je puisse dire, ce serait nécessairement erroné. Il y a une version « officielle », fausse également, faite pour satisfaire ce genre de demande. En réalité, nul ne saurait « dire » à propos de qui ou quoi que ce soit sans éloigner de ce qui « est ». Le langage ne permet pas d’appréhender le Réel. Au mieux, dans sa dimension poétique et crépusculaire, il peut en donner le pressentiment, en évoquer le ressouvenir. Se présenter, c’est ajouter à la confusion et céder à la rumeur dualiste. En réalité, il n’y a personne. Portraits ou traces sont illusoires. Je débute souvent mes séminaires par un avertissement qui vaut ici : « Ce que je vais vous dire est totalement faux mais, si je suis à la hauteur, cela vous sera utile à un moment ou un autre de votre propre queste dont vous restez, dans tous les cas et à tout moment, le seul expert. »


Les Chroniques de Mars
// Rémi Boyer, vous êtes considéré comme un des meilleurs spécialistes des sociétés secrètes de type initiatique issues du domaine traditionnel, dont vous avez d’ailleurs dressé une approche typologique particulièrement intéressante, selon-vous, et pour ce que vous pouvez en dire, ces sociétés en ce début de XXIe siècle ont-elles accomplies – ou pas – des transformations notables en rapport avec le temps, l’époque où nous vivons, les structures sociétales qui entourent et adombrent nos réseaux économiques et politiques ?

Rémi Boyer // Je ne prétendrai certes pas à la qualification de « spécialiste ». Outre les dégâts que font dans ce monde, jour après jour, des soi-disant « spécialistes » à l’esprit étriqué, le domaine de l’initiation échappe à toute spécialisation. Celle-ci sous-entend une séparation tandis que l’initiation, retour au Simple, dissout toutes les séparations. L’approfondissement, nécessaire ne saurait être considéré comme une spécialisation. Tout au contraire, il exige une conscience absolument inclusive et une absence de comparaison et de commentaire.

Il a existé, il existe, un nombre considérable de sociétés initiatiques, un nombre conséquent demeurant réellement secrètes. Il est impossible d’appréhender ne serait-ce qu’un courant initiatique dans toutes ses dimensions. La scène initiatique est protéiforme, insaisissable, pour une part réellement inaccessible, et sujette à de rapides mutations. De ce point de vue, la continuité historique et sociale relative de la Franc-maçonnerie n’est pas représentative de l’hypercomplexité formelle du monde de l’initiation. C’est pourquoi les études universitaires qui portent sur le monde de la Tradition doivent être toujours reçues avec les réserves qui s’imposent. Le travail des historiens, notamment, n’est pas sans intérêt mais ne traitent pas de « l’objet » initiatique qui est, par nature, non-historique et intraitable. Nombre d’individus engagés sur le chemin de l’initiation sont d’ailleurs happés par un besoin exacerbé d’accumulation d’informations qui n’est qu’un trait de l’aliénation du « moi ». L’initiation requiert d’abord le Silence, et ne saurait s’embarrasser de l’histoire, qu’elle soit officielle, non-officielle ou personnelle.

Pour en venir à cette typologie qui distinguait les sociétés initiatiques exotériques, mésotériques et ésotériques, j’ai considéré après quelques années ce modèle comme très inadéquat et même susceptible de contribuer à la confusion courante, insistant trop sur l’aspect formel et structurel. Ce modèle était destiné à penser le monde traditionnel, à identifier des procès, et non à le représenter de manière figée. J’ai tenté de l’affiner (1) avant de lui préférer un modèle métaphysique (2) ne traitant que du procès initiatique et non des formes initiatiques. En effet, nombreux sont ceux qui confondent les organisations initiatiques et les voies initiatiques. Les premières sont des créations humaines, éphémères, culturelles, conditionnées par le temps, l’espace et la langue dans lesquels elles s’inscrivent. Les voies demeurent. Elles sont atemporelles et naissent de notre propre nature originelle et ultime, dont elles sont un écho serpentin, de notre propre absoluité, le Ressouvenir selon Hermès, la Reconnaissance selon Abhinavagupta. Les sociétés réellement initiatiques, assemblées compagnonniques éphémères d’individus, toujours en petit nombre, engagés de manière inconditionnelle dans l’aventure ultime de la Liberté absolue, ne sont pas concernées par les agitations sociétales mais relèvent de l’alternative nomade. J’ai voulu préciser cette distinction à travers les concepts d’Initiation dans la Cité, dont le prototype est pour l’Occident la Franc-maçonnerie, et d’Initiation au Jardin (3), dont le prototype peut être cherché dans les anciens courants rosicruciens du XVIème siècle en Allemagne, voire antérieurs dans la zone méditerranéenne y compris, surtout même, « au bout du monde », la Lusitanie. Le monde lui-même n’est là que pour l’entendement. C’est une structure de réponse qui renvoie à soi-même. S’identifier au jeu dualiste est le propre de l’ego, de la « personne », non de l’individu, de la part indivisible, du Soi. Le seul bien est l’Eveil.

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Si, maintenant, nous considérons, les sociétés à prétention initiatique, qui disent influer sur le monde pour tendre vers une société idéale, nous ne pouvons que constater leur échec. Il y a des temps, brefs, où certaines de ces sociétés peuvent avoir le sentiment d’avoir contribué à davantage de fraternité ou d’égalité. Ces avancées sont vite reprises par le triangle archaïque Pouvoir-Territoire-Reproduction. Les sociétés, dites initiatiques, qui prétendent agir pour le bénéfice de la société, sont envahies, parfois cannibalisées par les comportements et les mécanismes profanes. Confondre, mêler, la fonction initiatique et la fonction sociétale conduit invariablement à la dilution de l’initiation dans le profane. La Franc-maçonnerie, qui a pour vocation d’influer sur la société, qui se veut un « laboratoire d’idées », n’a pas produit et porté une idée intéressante depuis plusieurs décennies. Elle n’est pas même en mesure, institutionnellement, de réduire la dérive liberticide actuelle quand elle n’y contribue pas. Bien entendu, dans nombre de loges, heureusement, demeurent, au quotidien, le souci de l’autre, l’aide fraternelle, l’engagement quotidien pour une société plus harmonieuse, créatrice et bienveillante. Il n’est nul besoin d’être « initié » pour cela.

Robert Amadou avait coutume de dire des sociétés initiatiques que « Parfois, elles rendent service ». C’est ce service que nous avons cherché à identifier, préserver et renforcer en constituant dès 1992 un collège transnational porteur des trois fonctions de conservatoire des filiations, des rites et des pratiques, de laboratoire chargé d’évaluer les opérativités et de les épurer de toute dimension culturelle et d’oratoire pour ceux destinés à mettre en œuvre les opérativités dites terminales des courants traditionnels concernés, principalement occidentaux. Passer de la forme initiatique à la voie initiatique puis de la voie à Rien. L’initiation va du temporel à l’intemporel, du procès au non-procès, du duel au non-duel à travers trois modalités, substance, énergie, essence.

Les Chroniques de Mars // Vous dirigez depuis 1992, la revue “L’Esprit des Choses”, et avez collaboré à un nombre impressionnant de publications récentes, sur le Web comme « La Lettre du Crocodile », entre autres, ou papier, vous êtes également le créateur d’un concept métaphysique qui emprunte autant aux arts anciens qu’à l’initiation pérenne et que vous nommez : « l’Incohérisme ». Ce concept à pris sens à son début, en 13 articles, que l’on peut retrouver sur votre site :

www.sgdl-auteurs.org/remi-boyer/

L’article 8 de ce traité stipule que : « l’Incohérisme règle son compte au temps et à tous les temps, afin de naviguer, libre, dans les mondes relatifs, suivant le vent du vouloir » – Dans le cadre d’un tel manifeste qui prône avant tout « la force de création verticale » pourquoi alors, si on vous lit avec attention, avoir voulu autant « cadrer » et « encadrer » cette conception métaphysique du vivant, qui prend ainsi racine avec ces 13 articles. Autrement dit pourquoi vouloir mettre en verbe « l’intervalle » ? On a parfois l’impression qu’il s’agit plus de poésie pure – avec tous les paradoxes que ça engendre – que d’une réelle équation ontologique mise en mots – Pouvez-vous éclairer cet aspect qui peut, nous semble-t-il, apparaître comme contradictoire ?

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Rémi Boyer // Les deux manifestes incohéristes publiés respectivement en 2003 (4) et 2007 (5) font partie d’un ensemble de sept volumes, sept Morceaux d’incohérisme dont ils ne sauraient être séparés (6). L’incohérisme est une pratique, non un concept. L’incohérisme est comme un pont au-dessus du vide qui apparaîtrait pas à pas, chaque fois qu’un aventurier se risque à prendre appui sur Rien, pour disparaître derrière lui. L’incohérisme défait aussitôt ce qu’il vient de faire. Le manifeste indique une Intention et un Orient, un Alpha et un Omega qui se confondent. Il s’agit de manifester consciemment, ici et maintenant, la Liberté absolue du Soi. C’est in fine un « art de ne rien faire », un « art de l’intervalle », auquel conduit toute voie initiatique, les voies non-duelles, d’évidence, mais aussi les voies duelles, ce qui peut surprendre, par renversement.

L’intervalle, cette incise dans l’apparaître, ne se met pas en mots mais les mots, agencés selon une opérativité poétique crépusculaire peuvent en donner le pressentiment. L’intervalle peut être approché par un paradoxe insupportable au « moi », un tissu de contradictions impossible à démêler, une « divine surprise » qui oblige au saut dans le Vide. L’un des paradoxes les plus intéressants étant peut-être celui-ci : « La personne, le moi, agrégat de conditionnements, n’est pas initiable. Le Soi n’a aucun besoin d’être initié. Il est Liberté absolue. ». Il n’y a donc Rien à faire. Cet art de ne rien faire implique un haut niveau de vigilance, une présence à soi-même, une conscience accrue. Surtout, il apparaît que les pratiques initiatiques (psycho-physiologiques, magiques, théurgiques, alchimiques ou autres) sont dénuées de fondement et impuissantes quand elle s’inscrivent dans l’horizontalité de l’avoir et du faire mais qu’elles se déploient naturellement au sein du Silence quand elles ne sont que célébrations sans causalité de ce qui Est, hors toute saisie, toute causalité. Le Silence est la clef. Le Silence est la porte. Le Silence est encore « l’étendue » derrière la porte.

Les Chroniques de Mars // « Comment le Jeu se joue… ? » – Dans le cadre de l’introspection de la connaissance de soi en tant que queste de la Manifestation vous spécifiez dans votre travail littéraire, notamment dans : « Vingt-deux brefs traités incohéristes » publié chez Rafaël de Surtis en 2001, que chaque perception singulière est une expression particulière du Réel manifesté et qu’il existe donc plusieurs voies, plusieurs « arcanes » qui, par ce que l’on peut nommer : « Jeu de Dieu », Échiquier, Yi King ou encore de façon plus prégnante : « Lîla », le jeu millénaire des Hindous, amènent progressivement à ce Centre principiel d’où tout diffuse. Selon vous, et à travers l’expression de l’Incohérisme que vous pratiquez, peut-on accepter, somme toute, une conception culminante voire une hiérarchisation de ces voies ? Sont elles égales en soi ou n’y en a-t-il pas, pour vous, certaines de privilégiées ?

Rémi Boyer // Il n’y a pas des objets initiatiques et des objets non initiatiques. Tout objet peut devenir initiatique si nous établissons avec lui le rapport adéquat. C’est le rapport pleinement conscient qui est initiatique. Tout ce qui apparaît dans la conscience, événement, sensation, émotion, concept est un objet. Sa nature est vide. Reconnaître l’objet pour ce qu’il est permet à l’objet de s’effacer, laissant la place, toute la place, pour l’Être, lui-même objet appelé à disparaître. Tout pointe le Soi, désirs et peurs. Le rapport non identifié au désir ou à la peur conduit à la conscience non-duelle, ni objet, ni sujet. C’est donc la situation qui est la voie et la posture de la conscience qui est l’arcane. Que certaines situations traditionnelles ou avant-gardistes soient de manière privilégiée des métaphores opératives susceptibles de nous rapprocher de nous-même, de nous conduire à cette axialité recherchée, à la fois absente et présente puisqu’en réalité nous ne cessons jamais d’être Dieu, l’Absolu, le Soi, même quand nous jouons à nous perdre dans le morcellement infini que constitue le jeu divin, n’affecte en rien l’infinie Liberté du divin : la seule règle est l’absence de règles. Il n’y a donc aucune hiérarchisation des voies. Pour chaque individu, individu et non « personne », une voie serpentine se crée, absolument originale, incomparable et infiniment puissante. Les voies ne sont donc ni hiérarchisables ni égales, elles sont seulement uniques. Pour chacun d’entre nous, libre de nos conditionnements qui font partie du contexte, il s’agit seulement de nous ajuster à nous-mêmes. Des organisations, des individus, des animaux, des lieux, des événements peuvent y contribuer, miroirs momentanés de nous-mêmes qui n’existent que dans notre « regard ».

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Les Chroniques de Mars // Rémi Boyer vous pratiquez également la calligraphie. Qu’est-ce que cet art de l’écriture vous apporte sur le plan purement initiatique ?

Rémi Boyer // La calligraphie fut pour moi le prolongement de la voie du sabre. L’une et l’autre contribuent à trancher l’ego. Ce qui est remarquable dans la calligraphie, c’est l’apprentissage discipliné, fastidieux parfois, des règles pour, finalement, se libérer de toute règle. La calligraphie est un art initiatique par excellence. Très vite, le pratiquant est confronté à des aspects essentiels de la queste. Il découvre combien le simple est difficile et le complexe aisé. Il réalise l’imperfection de la perfection et la perfection de l’imperfection. Il traverse l’apparence, la forme pour laisser l’énergie prendre possession du pinceau. Il traverse l’énergie pour laisser la place à l’essence. Rien n’est jamais acquis. Toujours il faut repartir de rien, faire « néant », ne pas savoir. Quand il n’y a plus « personne », la calligraphie apparaît. Le pinceau, comme le sabre, devient esprit libre. Au départ, le calligraphe est concentré sur le trait, sur la trace.

Plus tard, il ne fera que souligner la plénitude des vides.

Les Chroniques de Mars © Entretien avec Rémi Boyer janvier 2011

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(1 ) Dans La Franc-maçonnerie comme voie d’éveil. Co-édition Rafael de Surtis et Editinter, 2006.

(2) Métaphysique et initiation in Le Pacte bicéphale de Rémi Boyer et Paul Sanda, Edition Rafael de Surtis, 2010.

(3) Soulever le voile d’Elias Artista, la rose-croix comme voie d’éveil, une tradition orale aux Editions Rafael de Surtis, 2010.

(4) Le discours de Lisbonne. Traditions et avant-gardes. Manifeste incohériste. Éditions Rafael de Surtis, 2003.

(5) Le Discours de Venise. Second manifeste incohériste. Editions Rafael de Surtis, 2007.

(6) Rassemblés aujourd’hui en deux gros volumes : Eveil et Incohérisme et Eveil & Absolu parus en 2005 et 2009 aux Editions Arma Artis.

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En illustrations // Portrait de Rémi Boyer réalisé par l’écrivain-illustrateur Jacques Basse, (tome 4 de Visages de Poésie), un artiste à découvrir sur son site Internet :

Le Site de Jacques BASSE

Calligraphies et photo du Maître Zen Tanchu Terayama © DR.

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