La question du rapport entre le martinisme et la modernité mérite d’être posée régulièrement. C’est une question en trompe-l’œil et c’est justement le trompe-l’œil qui rend la question intéressante.

Mais d’abord de quel martinisme parlons-nous ?

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Rappelons brièvement, avec Robert Amadou (1), ce que recouvre le terme « martinisme ».

C’est d’abord le Culte Primitif de l’Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de l’Univers (2) , fondé par Martines de Pasqually (1710 – 1774) dont Louis-Claude de Saint-Martin fut le secrétaire et sans doute le meilleur élève.
C’est la Théosophie de Louis-Claude de Saint-Martin (3) (1743 – 1803), à la croisée de deux expériences fondatrices, l’expérience d’un Réau-Croix qui a réalisé avec succès toutes les opérations Coëns, la rencontre de l’oeuvre de Jacob Boehme dont il sera un traducteur. Rappelons que Jacob Boehme, qualifié souvent de mystique, fut aussi un hermétiste opératif de haut vol. Louis-Claude de Saint-Martin nous entretient de la Gnose.

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C’est le système maçonnique du Régime Ecossais Rectifié fondé par Jean-Baptiste Willermoz (1730 – 1824) à partir de la Stricte Observance Templière (4) , imprégné de la doctrine de la réintégration de Martines de Pasqually.

11-7.jpg La Profession et la Grande Profession, couronne de ce système, sont une synthèse de la doctrine véhiculée par le Culte Primitif. Insistons sur le fait que le R.E.R. est l’un des rares systèmes maçonniques présentant une cohérence globale. Il ne souffre pas comme nombre d’échelles maçonniques des rattachements de circonstance de tel ou tel grade.

C’est enfin l’Ordre martiniste, et ses nombreuses émanations, fondé en 1887 par Papus (1865 – 1916). Aujourd’hui, l’ensemble des ordres martinistes constitue un mouvement vivant et influent porteur des principes et symboles de l’illuminisme, principes et symboles que nous avons voulu inscrire il y a quelques années dans une charte, Charte pour le XXIème siècle des Ordres martinistes (5).

Le martinisme de tradition, qui se réfère donc à Louis-Claude de Saint-Martin et à Martines de Pasqually, s’est exprimé de multiples manières de génération en génération. Nous connaissons aujourd’hui la troisième vague de Compagnons de la Hiérophanie. Après les compagnons initiaux de Papus et Stanislas de Guaita, le plus brillant d’entre eux, sont venus les compagnons des deux Robert, Robert Ambelain et Robert Amadou qui ont donné un essor sans précédent au martinisme tout en approfondissant ses fondements théosophiques. Avec chaque vague, le martinisme ne cesse de s’étendre par son rayonnement initiatique. Il s’enrichit de nouvelles rencontres sans perdre de sa qualité intrinsèque même si nous observons ici et là quelques tendances à l’éparpillement ou quelques tentations mondaines. Le martinisme de tradition reste initiatique et le véhicule illuministe privilégié de voies d’éveil, de réalisation ou, le mot martinésiste s’impose, de « réintégration ».

Toute voie initiatique conduit de la conscience duelle à la conscience non-duelle, de la « personne » au Soi, du « masque » au Christ. Chez Louis-Claude de Saint-Martin, nous parlerons de l’homme (ou la femme) du torrent, qui devient un homme de désir, pour engendrer le nouvel homme et, finalement, par une redéification, manifester sa nature originelle et ultime d’homme-esprit et en assumer le ministère ultime. Nous retrouvons le quadrant des voies d’éveil telles que nous l’avons établi en de multiples occasions (6).

Les voies d’éveil, toutes traditions confondues, peuvent se décliner en quatre modalités qui déterminent quatre rapports au Réel. Si le questeur saisit immédiatement qu’il est l’Absolu (l’Absolu se saisissant simultanément de lui), la queste est achevée, ici et maintenant, à jamais. Elle n’a nullement commencé. Tout est accompli. Le mot « Absolu » peut être remplacé par le mot « Dieu », ultime pronom personnel. L’Absolu est aussi bien le Tout, l’Un, le Grand Réel, peu importe le mot usité pourvu que nous l’entendions comme le Soi.

L’Absolu est d’abord Absolue Liberté. La manifestation de cette Liberté conduit l’Absolu à s’oublier lui-même dans la multiplicité des formes qu’il crée, à se perdre pour mieux se retrouver, se reconnaître, à nier sa propre nature dans le Grand Jeu, jeu de la Conscience et de l’Energie.

S’il ne saisit pas l’Absolu, mais perçoit le Jeu de la Conscience et de l’Energie, Christ/Shekinah, Absoluité/Etreté, le questeur est le joueur lui-même, celui qui se joue au sein de la dualité sans jamais, en arrière-plan quitter la joie, la félicité de la conscience non-duelle. Il est simultanément tous les couples d’opposés sans jamais s’identifier à l’un des deux termes de l’opposition.
Si le Jeu de la Conscience et de l’Energie reste étranger au questeur, alors il respecte les rites et les règles (la Règle absolue étant l’absence de règle et l’infinie Liberté). Il en étudie les mythes, les symboles, les arcanes jusqu’à ce que derrière les formes traditionnelles il distingue ce qui lui apparaîtra comme une structure absolue, un archétype des formes traditionnelles, vaisseau énergétique naviguant sur l’océan de la Conscience. Cette structure absolue se révèle alors comme la trace mnésique du jeu de l’Energie et de la Conscience, trace laissée « en creux » dans le Silence, que l’on peut considérer, métaphoriquement, comme une substance vierge.

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La traversée des formes duelles et, parmi elles, des formes traditionnelles, conduit au Pays du Silence, de la non-représentation, à la « Terre Centrale », au « Haut Pays des Amis de Dieu ».

Si le questeur ne comprend pas les rites, si les rites ne font pas sens en lui, alors il se consacre à la Bienfaisance, dont Robert Amadou disait qu’elle est l’équivalent de la théurgie. Il se met au service de l’altérité. Il sert son prochain qu’il croit autre, alors que le véritable « prochain », celui qui approche, est celui qui jaillit, libre de toute entrave, en soi-même, le Soi.

Les Chroniques de Mars © Rémi Boyer novembre 2011 – Partie 1 // à suivre…

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Photo Nicola de Pisapia ©.

(1) Lire Martinisme par Robert Amadou. 2ème édition revue et augmentée. CIREM, 1997.

(2) Deux ouvrages présentés et commentés par Robert Amadou sont indispensables à la compréhension du Culte Primitif : Les leçons de Lyon aux élus coëns. Un cours de martinisme au XVIIIe siècle par Louis-Claude de Saint-Martin, Jean-Jacques Du Roy D’Hauterive, Jean-Baptiste Willermoz. Par Robert et Catherine Amadou. Première édition complète publiée d’après les manuscrits originaux, Paris, Dervy, 1999 ; Martines de Pasqually. – Traité sur la réintégration des êtres dans leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine. Première édition authentique d’après le manuscrit de Louis-Claude de Saint-Martin, établie et présentée par Robert Amadou, Le Tremblay, Diffusion rosicrucienne, 1995.

(3) Les Oeuvres complètes de Louis-Claude de Saint-Martin sont disponibles chez Olms. Nous attirons votre attention sur les introductions de Robert Amadou qui permettent de mieux appréhender la pensée du Philosophe Inconnu.

(4) En 1778, à Lyon, le convent national des Gaules de la Stricte Observance adopte la réforme proposée par Willermoz, qui fait du Rite Ecossais Rectifié l’héritier de la doctrine coën. La Profession et la Grande Profession qui constituent la classe secrète du Régime Ecossais Rectifié, est chargée de conserver la doctrine du Culte Primitif. En 1782, au convent international de la Stricte Observance, à Wilhelmsbad, Jean-Baptiste Willermoz et ses partisans font adopter la réforme de 1778. La Profession et la Grande Profession disparaissent officiellement. Cependant cette classe secrète poursuivra son œuvre de manière occulte pendant deux siècles.

(5) Ordre martiniste signifie tout Ordre dit martiniste, quelle que soit sa qualification subsidiaire. Vous trouverez cette charte dans l’ouvrage Masque, Manteau et Silence, le martinisme comme voie d’éveil aux Editions Rafael de Surtis, 2008. ISBN 978-2-84672-162-2.

(6) Pour un développement de ce sujet, lire Le Pacte Bicéphale de Rémi Boyer et Paul Sanda, Editions Rafael de Surtis, Cordes-sur-Ciel, 2010.

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