A la lecture de l’Historique des éditions des Prophéties de Nostradamus
(1555-1615), paru en 2008, dans la Revue française d’histoire du livre n°
129 -2008, Bordeaux. Société des Bibliophiles de Guyenne, dont un des
animateurs n’est autre que Gérard Morisse, lui-même auteur d’une étude sur les éditions des Prophéties datées de 1557 [1], l’on se dit que les bibliographes du corpus nostradamique ont compris la nécessité d’effectuer un certain nombre d’hypothèses pour combler les vides dus à une conservation imparfaite.

Patrice Guinard, en effet, ne se prive pas de nous proposer un certain nombre de lectures d’un corpus incomplet. : « ouvrir de nouvelles voies de recherche » (A a recherche des éditions perdues) D’ailleurs, si l’on examine les
bibliographies antérieures, la place de l’hypothèse n’y est pas négligeable. On
pense à Robert Benazra essayant d’expliquer la « résurgence » des Centuries sous la Ligue. Il est vrai que dans bien des cas, l’hypothèse est casse-cou.

Examinons la part des hypothèses dans le dit Historique.

L’édition Barbe Regnault de 1561 (pp. 39 et seq).

P. Guinard nous propose un « titre hypothétique reconstitué d’après celui
d’éditions parisiennes ultérieures »., omettant de préciser que par
« ultérieures », il entend paru plus d’un quart de siècle plus tard… Il ajoute
cependant plus loin « Elle aurait été reproduite par les éditions parisiennes
ligueuses de 1588 et 1589 »..Il précise que cette édition de 1561, de toute
façon, serait une contrefaçon et ajoute qu’elle « confirme malgré et grâce à
elle l’existence des trois éditions lyonnaises » PG débat de la présence au
titre – mais le lecteur risque d’avoir oublié qu’il s’appuie sur les seules
éditions de 1588-1589- de la mention de « 39 articles » ajoutés à la «dernière
centurie ».

Et PG de conclure « on ne voit pas à quoi pourraient correspondre
ces 39 quatrains (sic) mentionnés au titre et qui n’apparaissent pas dans le
texte et il est évident que les responsables de l’édition Rigaud auront voulu
parodier la mention inexacte et énigmatique mais précisément intentionnelle des éditions de 1557 ».

– le titre complet de l’édition – Veuve Nicolas Roffet, 1588.

On ne dispose que d’une page de titre tronquée de l’exemplaire de la
British Library. Heureusement, il existait un autre exemplaire à la
Bibliothèque Municipale de Toulouse, désormais manquant et qui fut décrit (vers 1983-1985) :

« Pour la veusve Nicolas Roffet sur [le Pont]

Sainct Michel à la Rose blan[che]

Jouxte la coppie imprimee l’an 1[557]

Guinard commente ainsi ces données :

« On n’appose pas la mention « jouxte la copie » en référence à une édition
parue presque trente ans auparavant . Et l’intitulé de l’édition de 1588 se
contente (sic) de consigner une mention déjà présente dans l’édition
qu’elle reproduit, celle de 1561 ».

– L’édition anglaise de 1563 (pp. 41 et suivantes) – Un ouvrage de Nostradamus ayant connu, Outre-Manche, des ventes étonnantes, Guinard commente : « Un tel succés ne peut concerner un simple almanach (…) cet ouvrage de Nostradamus pourrait être la première traduction anglaise des Prophéties, parue donc plus d’un siècle avant celle de Theophilus de Garencieres (1672). On ignore son contenu mais il est probable que cette
traduction (sic) s’appuyait sur une édition parisienne, peut être celle de
Barbe Regnault. Et Guinard de conclure (En guise d’épilogue) dans l’attente
de « nombreuses autres surprises » (p. 43…)

En fait, ce sont bel et bien les hypothèses signalées ci-dessus qui soutiennent
l’ensemble de l’édifice des éditions des Prophéties supposées parues du vivant
de Nostradamus et non pas l’inverse. Sans l’existence de l’édition Barbe
Regnault 1561 des Centuries, tout s’écroule et l’existence de la dite édition
reposerait, à entendre P. Guinard, sur une édition anglaise introuvable et sur
une contrefaçon de 1588 elle-même issue d’une contrefaçon de 1561 qu’elle aurait pris complaisamment la peine de signaler en son titre. Quand PG parle de l’ « importance fondamentale » (p. 40) des observations ci-dessus, il
reconnait bel et bien que toute sa construction ne tient qu’à ce fil. C’est
l’opération de la dernière chance.

Examinons d’un peu près la prétendue solidité du dossier qui nous est ainsi
présenté et qui a été validé, en quelque sorte, par la revue savante dans laquelle il parait. En fait, vu que les tenants de la thèse opposée à la
sienne recourent à certains raisonnements pour prouver que les éditions parues du vivant de Nostradamus (mort en 1566) sont toutes des contrefaçons, PG ne voit pas de raisons qui l’empêcheraient de procéder de même. Voilà d’ailleurs comment il traite du camp opposé (p. 45) « Quelques récentes études refusent d’accorder (sic) à Nostradamus la paternité des quatrains des Prophéties au profit de supposés clans organisés de faussaires, au besoin aux intérêts divergents ». Hâtons nous de préciser que ce n’est pas la paternité de Nostradamus sur les dits quatrains qui est en cause mais leur parution dès 1555-1568 et non pas seulement à partir des années 1580. L’existence d’une circulation manuscrite n’est, en revanche, nullement exclue et d’ailleurs elle est attestée par les emprunts que fit à ce corpus Antoine Crespin dès les années 1570 [2].

En ce qui concerne les éditions anglaises de la production de Nostradamus, nous avons des exemplaires qui comportent d’ailleurs, pour au moins l’un d’entre eux, une vignette que l’on retrouve en 1589 et au delà sur les éditions Pierre Ménier, laquelle vignette diffère par certains détails de celle de l’édition
Veuve Nicolas Roffet. Cela atteste de l’existence de cette vignette dès le début
des années 1560. Or, nul ne conteste ce fait puisque les éditions Barbe Regnault des almanachs de Nostradamus, comportent une vignette du type Veuve Nicolas Roffet. Mais dans les années 1560, ces vignettes sont attestées pour autre chose que pour les Centuries. C’est bien là tout le problème ! On voudrait nous faire accepter l’équation ; vignette représentant un homme dans son étude égale Centuries. Il est vrai que cette vignette orne bel et bien, également, les éditions 1555 et 1557 des Centuries mais pas seulement.

Bien plus, les éditions des almanachs jugés authentiques de Nostradamus comportent une troisième vignette qui n’est ni celle de Ménier ni celle de Veuve Nicolas Roffet, ni donc celle des éditions des Prophéties datées de 1555 ou 1557. Un exercice auquel se prêtent les tenants de la thèse de l’existence
d’impressions des Centuries dès les années 1550-1560 – et non à partir des
années 1580 et suivantes – c’est de laisser entendre que dès que l’on parle d’un ouvrage inconnu de Nostradamus, il s’agit forcément des Prophéties. Or, il est possible que Nostradamus se soit fait connaitre également par des ouvrages qui n’ont pas été conservés sans que cela désigne ipso facto les Centuries tout comme il est possible que certaines épitres de Nostradamus aient été recyclées, non sans avoir été retouchées, au sein du corpus centurique, comme c’est attesté pour l’Epitre à Henri II, d’abord parue en tête des Présages Merveilleux pour 1557. C’est d’ailleurs la stratégie constante des faussaires que de recycler des documents ayant existé en les replaçant dans un nouveau cadre et cela a d’ailleurs fonctionné à merveille jusqu’à nos jours [3]…

Dès lors, on ne voit pas pourquoi il faudrait accorder tant d’importance à
cette mention de « jouxte » si celle-ci figurait dans les documents dont les
faussaires se sont servi. Ce qui vient compliquer, cependant, sensiblement, les
choses, c’est le fait que sous la Ligue l’on fabriqua des éditions antidatées
– Macé Bonhomme 1555, Antoine du Rosne 1557 etc – et pas seulement des éditions parisiennes se référant à d’anciennes éditions comme celles de la Veuve Nicolas Roffet ou de Pierre Ménier. On comprend mieux d’ailleurs pourquoi les unes renvoient aux autres. C’est toute l’astuce ! L’alibi lui-même est faux.

Le probléme, on l’a déjà laissé entendre, plus haut, ce sont les vignettes. Les
faussaires ont pris modèle sur de fausses éditions de la production
nostradamique, à commencer par les faux almanachs publiés par Barbe Regnault.

C’est l’arroseur arrosé. Ces faussaires ne savaient pas que d’autres faussaires
les avaient précédés ! Ils ont donc adopté les mauvaises vignettes.

La suite de l’exposé de Patrice Guinard risque encore plus d’égarer le lecteur.
Il s’agit de la question des centuries incomplètes et des intentions de
Nostradamus de compliquer les choses, dixit Guinard : « Nostradamus a
initialement conçu sa fameuse septième centurie « inachevée » et
« incomplète » en dépit des mentions qui semblent l’infirmer etc » (p. 43)
Pour bien comprendre à quel point les éditions des Centuries comportent des
rajouts et retouches successifs, il faut précisément se situer dans les années
1580 et 1590, dans le contexte de ce qu’il faut bien appeler la « guerre des
Centuries ». Les années 1580 furent en effet marquées par une assez remarquable effervescence, avec de nouveaux quatrains apparaissant d’une édition à l’autre.

Or, l’on conçoit que toutes ces éditions ne pouvaient s’accompagner de leur
répondant antidaté de plusieurs décennies. Ce ne fut le cas que de quelques
unes. Inversement, cela n’aurait eu aucun sens en 1588 de reproduire des
éditions successives, vu que l’on était supposé déjà connaitre le résultat
final, notamment celui des éditions de 1568 à 10 centuries. Pourquoi dans ce cas faire paraitre en 1588 à Rouen une édition à 4 Centuries sans parler de toutes les éditions à 7 centuries ? C’est ainsi que Guinard note : « Contrairement aux éditions du Rosne [de 1557], une marque de séparation,
introduite après le quatrain IV 53 souligne le nombre initial de quatrains de
la première édition de 1555 » (p. 39).

En réalité, cela vient démontrer que le corpus des années 1555-1557 est
beaucoup plus pauvre que celui des années 1588-1589 qui est censé en découler.

Pour bien faire, il faudrait supposer que la parution entre l’édition Macé
Bonhomme de 1555 et celle d’Antoine du Rosne de 1557, une édition comportant la mention à la Ive Centurie d’une addition, ce qui fait malheureusement défaut aux dites éditions du Rosne.

L’Historique de P. G. est ainsi truffé de références rétrospectives : « cette
édition, écrit-il, à propos de l’édition Pierre Roux Avignon, 1555, « n’est
attestée que par une mention à la dernière page de l’édition d’Anvers » (p. 34).

En fait, il n’est même pas certain qu’une contrefaçon ait été réalisée à cet
effet.

Nous avons face à face deux scénarios. L’un défendu par PG et par Robert
Benazra, du moins dans son Répertoire (RCN) paru il y a 20 ans, qui voudrait
que les éditions ligueuses aient repris toute une série d’éditions parues dans
les années 1550-1560 dont la plupart de temps on n’a pas de trace attestée. Et
l’on se demande vraiment pourquoi on aurait suivi sous la Ligue la succession
des éditions, de 4 à 7 centuries, entre 1588 et 1590 alors que l’on aurait pu
démarrer immédiatement avec une édition à 7 centuries comme celle d’Anvers 1590.

On ne nous explique pas non plus pourquoi ces gens n’avaient pas connaissance des centuries VIII à X ni de l’Epître à Henri II. Pour expliquer le fait que l’on a certaines éditions qui ne sont qu’à six centuries, sous la Ligue, on nous explique que des quatrains se sont perdu en route et qu’on les a a
retrouvés par la suite. L’autre scénario, que nous soutenons, implique que les
premières éditions imprimées des Centuries ne sont pas antérieures aux années 1580 et que toute une série d’éditions se sont succédé dont certaines firent l’objet de productions antidatées censées parues du vivant même de Nostradamus.

Ce n’est d’ailleurs qu’avec avènement d’Henri IV, en 1593/1594 au trône de
France qu’un ensemble à dix centuries a pu être mis en circulation, d’où le
commentaire du Janus Gallicus qui englobe un tel ensemble C’est dire que nous ne croyons nullement à une édition à dix centuries parue en 1568. La logique suivie par les faussaires fut la même : pour intégrer de nouvelles centuries, l’on supposa une édition posthume, toute aussi contrefaite que les autres, édition qui aura été fabriquée au plus tôt au milieu des années 1590, au début du règne d’Henri IV.

P. Guinard, ajoute en annexe de son Historique une étude consacrée à « Florent de Crox, le plus doué des imitateurs de Nostradamus (pp. 261 et seq). Or, les dits imitateurs ont produit des ouvrages dans un genre qui n’est pas attesté dans la production connue et conservée de Michel de Nostredame. A notre avis, cela atteste de l’existence d’un tel genre chez leur modèle. Il s’agit de pronostications, de prophéties, pour plusieurs années, comme ces Présages pour treize ans – Nicolas du Mont, 1571 (voir p. 263). Selon nous, ce sont ces
publications pluriannuelles qui connurent un certain succés en Angleterre et
ailleurs, et non une quelconque édition des Centuries et il est probable
qu’elles aient pu être désignées sous le nom de Prophéties, terme qui était
également d’usage dans la littérature astrologique- sans aucune référence
biblique. Et c’est parce que ces Prophéties avaient été en vogue – ce que vient
confirmer Antoine Couillard auteur de Prophéties, en 1556, satire de Nostradamus – que les faussaires jugèrent bon d’intituler de cette façon les centuries de quatrains. Rappelons que dans la Préface à César, il est fait mention de « vaticinations perpétuelles », ce qui n’a rien à voir avec les quatrain et dont au XVIIIe siècle il sera encore question notamment sous le nom de Thomas Moult, dont le nom fut parfois associé avec celui de Nostradamus [4].

La thèse désormais la plus probable, en 2011, en ce qui concerne un historique
des Centuries est celle d’un ensemble qui se mit en place progressivement, et
dont on peut suivre les additions successives. C’est ainsi que l’édition à 4
centuries, parue à Rouen, en 1588, ne comportait pas encore les 53 quatrains
comme le note Robert Benazra (pp. 122-123 du RCN) . Le quatrain IV, 46 n’y
figure pas qui annonce la ruine de Tours, capitale d’Henri de Navarre.[5] C’est
ainsi que l’édition de 1590, à Anvers, à 7 centuries ne comportait à la VIIe
centurie que 35 quatrains. Les premières éditions, sous la Ligue, parurent
d’ailleurs sans aucun commentaire puisque leur contenu était constamment
actualisé, par l’introduction de nouveaux quatrains ou la refonte d’anciens,
comme celui annonçant le sacre à Chartres d’Henri de Navarre (IX, 86) et qui
appartenait à des centuries ne paraissant pas à Paris, siège de la Ligue mais en territoire contrôlé par les troupes du roi de Navarre. Bien entendu les dits
quatrains se retrouvent déjà….. dans les éditions Macé Bonhomme 1555 pour le premier et dans les éditions Benoist Rigaud 1568 pour le second. L’existence
même de deux volets témoigne de la mise en place parallèle de deux corpus
centuriques, l’un aux mains des Catholiques, l’autre aux mains des Réformés.
Diversité donc dans le temps et dans l’espace du corpus centurique avec comme point de départ probable quelques papiers et notes retrouvés dans la
bibliothèque du défunt.

En conclusion, nous dirons que la spéculation est certes de rigueur dans la
recherche textologique. A l’évidence, l’on peut recourir à plusieurs grilles de
lecture, plus ou moins ingénieuses et appliquées avec un art plus ou moins
consommé. Ce qui est sûr, c’est que l’on ne peut plus se contenter d’en rester
aux données brutes, d’une part parce qu’il y a des contrefaçons et de l’autre
parce que tout n’a pas été conservé [6]. On ne peut plus être un bon historien
sans un certain bon sens et sans un esprit logique.

>[Jacques Halbronn]

[1] Il intervint il y a 7 ans dans notre Colloque « L’astrologie et le
monde », dans le cadre de la commission Nostradamus, en ligne sur
teleprovidence.

[2] Voir nos Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus,, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002 et notre thèse d’Etat 1999 et notre post doctorat 2007, en ligne sur le site propheties.it

[3] Voir récemment nos observation sur le catalogue Scognamillo de la vente
Thomas Scheler, en ligne sur le Journal de bord d’un astrologue
(octobre-novembre 2010).

[4] Cf l’étude de A. Volguine, « sur ce livre nostradamique », Nice, Ed.
Cahiers Astrologiques, 1941., dont le point de départ était 1560.

[5] Voir notre étude « Les prophéties et la Ligue » in Prophètes et prophéties
au XVIe siècle, Cahiers VL Saulnier 15, Paris 1998.

[6] Voir notre entretien avec Emmanuel Kreis et Pierre Barrucand, sur
Futurvidéo..