Nous avons consacré ici dans le numéro de décembre 1932 quelques pages aux Autos Sacramentales, les drames eucharistiques espagnols aussi dignes d’intérêt que peu connus. A cette occasion nous avons attiré l’attention sur la valeur toute particulière des œuvres de Calderon de la Barca, lesquelles selon nous, permettent de poser, pour cet auteur, la question de l’ésotérisme. Nous nous proposons d’apporter quelques précisions à ce sujet et nous commencerons par l’examen du célèbre drame intitulé La Vie est un songe.

Ainsi que nous le faisions remarquer, Calderon a donné ce titre non seulement à un drame philosophique, dont il sera parlé plus loin, mais encore à deux « actes sacramentaux. » (1) Ce seul fait ne prouve-t-il pas qu’il s’agissait pour l’illustre écrivain non pas d’une simple comparaison poétique d’une portée plutôt relative mais bien d’une conviction profonde qui, en égard surtout à la façon avec laquelle il l’a exposée, autorise la supposition qu’elle fut peut-être « réalisée » dans l’acceptation initiatique de ce terme ? En tout cas, cette conception ne peut être admise dans toute sa signification analogique, telle qu’elle se présente dans l’œuvre de Calderon, que par celui qui se place au moins théoriquement au véritable point de vue métaphysique, car pour le profane ordinaire et le théologien elle semble impliquer des contradictions insolubles, et c’est surtout la constatation qu’il n’en a pas été de même pour l’auteur du Magicien Prodigieux qui tendrait à prouver selon nous le caractère initiatique de sa pensée. (2)

On ne peut s’empêcher tout d’abord de s’étonner de la hardiesse de Calderon de la Barca qui s’adressant à un public religieux, n’a pas craint d’affirmer aussi explicitement que possible, l’irréalité de la vie humaine. Il est vrai que cette affirmation s’accompagne d’une autre tout aussi rigoureuse concernant l’observance de la Loi et l’accomplissement du bien, de sorte que l’auteur se mettrait à l’abri du reproche d’impiété par une apparente inconséquence. Mais celle-ci, loin d’être pour nous une contradiction voulue pour rester dans l’orthodoxie (3), est au contraire, comme nous venons de le dire, la preuve d’une compréhension dépassant la pensée profane, aussi bien religieuse que philosophique. La théologie, de par son point de vue, ne peut pas, comme le Védânta ou toute autre doctrine métaphysique, enseigner que la vie à la réalité d’un songe. S’il lui est arrivé de faire ce rapprochement, ce n’a pu être que pour souligner l’impermanence de la vie terrestre et il n’y a donc là qu’une comparaison plutôt impropre et moins expressive que l’idée du passé, puisque celle-ci indique non pas la disparition d’une simple fiction mentale mais celle de l’existence ordinaire que la théologie doit nécessairement considérer comme réelle pour maintenir la validité de ses enseignements. En effet, laissant de côté la question « originelle » , on peut dire que la révélation « théologique », en ce qui nous concerne, se limite à une extension posthume et perpétuelle de la vie individuelle. » Il en résulte que celle-ci, pour le théologien, est absolument réelle et on peut même dire qu’elle l’est doublement ; d’abord parce que l’être humain est envisagé comme un tout complet et non comme la modalité contingente et transitoire d’un principe supérieur, le Soi, constituant l’être véritable ; ensuite parce que le « salut », la destinée finale de cet être dépend de ses actes, c’est-à-dire des actes humains, ce qui est d’ailleurs une conséquence naturelle de cette limitation. Bornant l’être à l’individu, la religion non seulement ne peut pas placer le salut ailleurs que dans les prolongements posthumes de l’état humain, mais encore elle ne peut pas le considérer autrement que comme le « fruit de ses œuvres », ce qu’indique très bien l’expression « faire son salut. » Et c’est pourquoi, le salut et la damnation étant le « résultat » de la vie humaine, tout jugement sur la réalité de celle-ci retombe, inévitablement sur ceux-là. Sinon ce serait le cas de demander : comment le réel peut-il naître de l’irréel, comment ce qui est enfanté en songe peut-il exister à l’état de veille ? Et si la vie individuelle est une illusion, la mort ordinaire, qui ne nous en libère pas, b’est qu’un accident à l’intérieur d’un même songe comprenant la vie terrestre et la vie posthume. Quelle théologie oserait s’avancer jusque-là ? Ce serait enseigner en même temps que le « salut » n’est pas le « souverain bien » et pour la définition de celui-ci ainsi que pour son obtention il faudrait se placer au point de vue métaphysique et initiatique, par conséquent quitter le domaine religieux (4). Même s’ils ont atteint ce point de vue, ceux qui transmettent la religion à la masse se garderont de faire de semblables déclarations qui ne pourraient qu’égarer des esprits incapables de comprendre que les commandements qui leur sont adressés sont réellement valables pour eux en raison même de leur ignorance, cette ignorance qui leur fait prendre le « moi » pour le « Soi », un état contingent pour l’être réel, ignorance sans laquelle la distinction même n’existerait pas. Chose étonnante, l’auteur de la Vie est un songe ne s’est pas embarrassé de semblables scrupules comme le montre déjà le titre de son œuvre. Et loin de le désavouer ou d’en affaiblir la signification au cours de l’action dramatique, il l’a paraphrasé et justifié en des termes qui ne laissent aucun doute sur sa pensée. Voici comment s’exprime Sigismond, le héros principal :

« … Nous sommes dans un monde tellement étrange que le seul fait de vivre est rêver. L’expérience me l’apprend : l’homme qui vit, jusqu’au réveil, rêve ce qu’il est (5). Le roi rêve qu’il est roi et vit dans cette erreur, ordonnant, décidant, gouvernant, et cette acclamation qu’on lui octroie s’écrit sur le vent jusqu’à ce que la mort réduise tout en cendres, grand désastre ! Qui voudrait régner en songe pour s’éveiller dans le songe de la mort ? Il rêve, le riche à qui sa richesse apporte sans cesse plus de soucis. Il rêve, le pauvre qui endure misère et malheur. Il rêve, celui qui court derrière la fortune. Il rêve, celui qui travaille et s’évertue. Il rêve, celui qui maltraite et offense. Pour conclure, tous dans le monde rêvent ce qu’ils sont. Je rêve que je suis ici chargé de fers et c’est en songe que je me suis vu dans un autre état plus heureux. Qu’est la vie ? une frénésie. Qu’est la vie ? une illusion, une ombre, une fiction et le plus grand bien est dérisoire.

Oui, toute la vie est un songe et les songes ne sont qu’un songe. » (6) – à suivre –

René ALLAR, Le Voile d’ISIS, No 179, Novembre 1934.

(1) – Que faut-il penser d’un auteur catholique disant, comme Menendez y Pelayo, que les drames eucharistiques tels que la Vie est un songe, ne sont qu’une « parodie » des comédies du même nom (Calderon y su teatro, page 136) ? Ne voilà-t-il pas un singulier jugement de la part d’un critique littéraire qui sut concilier ses convictions religieuses avec le « naturalisme » le plus étroit ?

(2) – Sur la comparaison, au point de vue métaphysique, avec l’état de rêve, voir René Guénon, les Etats multiples de l’Etre,.

(3) – Ce qui n’a pas empêché certains d’attribuer à la Vie est un songe une thèse sceptique. Pour Menendez y Pelayo, il s’agit d’une thèse mi-sceptique mi-dogmatique.

(4) – On peut juger par là toute l’étendue des droits que possède la tradition védique à se déclarer non pas religieuse mais métaphysique et initiatique, métaphysique parce qu’elle nse place au point de vue du Soi et subordonne tout à la connaissance, initiatique, parce qu’elle implique la réalisation de ses enseignements, la cessation effective dès ici-bas du « rêve de la vie. » Nous n’ignorons pas que les doctrines hindoues comportent des préceptes dont l’observance s’imposent à ceux qui ne réalisent pas la délivrance et restent soumis à l’illusion d’un autre monde, mais il y a une différence fondamentale entre une doctrine qui situe le but final dans l’ordre formel et individuel et celle qui, tout en admettant la possibilité des états posthumes, et même supra-humain, les déclarent en même temps précaires et illusoires par rapport à l’état suprême et inconditionné vers lequel ils sont ainsi tous orientés. Les mêmes raisons permettent de comprendre pourquoi « l’humanisme » c’est-à-dire la civilisation moderne a eu pour berceau l’Occident et se développa au fur et à mesure que le monde chrétien perdait son « soutien » ésotérique. Ce qui amène tout naturellement cette question : Les catholiques qui ne veulent absolument entendre parler de l’ésotérisme, sont-ils les défenseurs de leur religion ou ses adversaires ?

NOTA : A cette note de René Allar, d’une importance capitale pour qui s’intéresse à la théosophie chrétienne et bien rarement soulevée au débat, nous inciterons le lecteur chercheur à se reporter à l’étude de René Guénon sur l’ésotérisme du Graal, et particulièrement au passage concernant la distinction que celui-ci formule entre « ésotérisme chrétien » et « christianisme ésotérique. »

Distinction éminente, encore que propre à la pensée de Guénon, et pouvant prendre une dimension tout autre, chez ce « grand magicien de l’archéologie religieuse » que fut Pierre Gordon, par exemple. (Voir aussi la préface de Jacques Fabry à l’ouvrage de Pierre Gordon – L’origine de l’Humanité d’après les traditions anciennes- Arma Artis ed. 2001.)
-NdLR / Arcadia –

(5) – Suena lo que es … suenan lo que son. On sait que la langue espagnole, bien supérieure en cela au français, possède deux verbes être ; ser, pour indiquer l’essence, estar pour indiquer l’accident. C’est la première de ces deux copules qu’emploie ici Calderon.

(6) – La Vie est un songe. Deuxième journée, scène XIX.