« L’accès de folie que connaît l’Amérique est, à mes yeux, le pire de tous ceux qui jalonnent son histoire : pire que le maccarthysme, pire que la baie des Cochons, et potentiellement plus catastrophique à long terme que la guerre du Vietnam »

John Le Carré

XXIe siècle, bûcher des vanités, accommodements d’une morale à géométrie variable, les dagydes de l’oncle Sam (1), se révoltent contre leur démiurge pendant que la Tchéchénie de Poutine, anonyme et lointaine, sans bruit, un peuple, pas même une voix, sans aucun bruit, oublie, oublie de s’oublier, calvaires, viols, tortures, atrocités, nuits sans brouillard par moins 20° C.

Conter l’histoire de l’humanité, c’est raconter l’histoire de ses guerres, de ses batailles, de ses victoires et de ses défaites, de ses dictatures et de ses dictateurs, de ses génocides.

Des fleuves, de l’antiquité à nos jours, bouillonnants de sang rouge tels l’ampoule de saint Janvier à Naples dans les mauvais jours, charrient, temps après temps, les icônes défigurées des patriarches et des martyrs. Balbutiements sans cesse répétés, bruissements de mensonges encore verts des prélats simoniaques, l’Histoire, à l’agonie, ahane inlassablement la monstruosité des uns, la capitulation sans condition des autres… Achèvement d’un cycle. Quand les rois sourds aux imprécations des foules rendent à Demos un culte baalique pénétré de la folie aveugle des dictatures, des PDG en cols blancs assis sur des barils d’or noir expliquent, chiffres à l’appui, frappes chirurgicales en poche, les technologies balistiques de la guerre propre, en dentelle.

Thalès de Milet, le Sage des Sages, Anaximandre et Pythagore assistèrent impuissants à la démission du peuple de Samos et Polycrate (2) en despote légendaire donna le ton et marqua son temps de l’empreinte dévolue aux tyrans façonnés par la chance insolente du destin. L’allure depuis lors ne cesse, s’accélérant, d’immerger les âmes appliquées dans un bain d’opprobre, décalage innocent… L’Autocratie annoncée, mêlée d’amertume et de soufre, génère une communauté d’esprit entre un libre arbitre à conquérir et un fabuleux destin à restaurer, oscillant inconsidérément, sur le fil du rasoir. Destin de ténèbres et de lumières, entre chiens et louves, entre mémoires conscientes et soins palliatifs, l’électrochoc du 11 septembre que l’on cru, un instant, signifiant, comme poussières d’étoiles disparut à l’horizon de nos conjectures, déchets radioactifs de nos pensées intimes, de nos croyances ultimes, statues de la Liberté sombrant de désespoir et d’ennui dans les eaux du Potomac.

Faut-il rappeler ici, qu’une guerre actuellement se joue sur un rapport plagiaire et déficient fondé sur des informations vieilles de douze années reprises in extenso par le gouvernement britannique pour permettre d’étayer la thèse de l’interventionnisme américaine (3). Colin Powell, le héros de la guerre du Golfe, a souligné lors de la parution de ce rapport qu’il a qualifié de « brillant », « la justesse de son argumentation ».

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A la suite de cette série de camouflets, furieux, le célèbre écrivain britannique John Le Carré vient de mettre les pieds dans le plat dans un article publié par le journal Le Monde, du 20 janvier 2003, sous le titre « Confessions d’un terroriste » (4) et déclare :
« Les remugles de pharisianisme qui empestent l’Amérique ne sont pas sans rappeler les plus tristes heures de l’Empire britannique et j’ai honte quand j’entends mon premier ministre justifier par d’onctueux sophismes de premier de la classe une expédition ouvertement colonialiste. Si cette guerre se déclare, nous la mènerons dans le but de protéger la feuille de vigne de notre relation spéciale avec l’Amérique et de récupérer notre part du gâteau pétrolier, mais aussi parce qu’après toutes ces démonstrations publiques d’affection à Washington et à Camp David, Blair ne peut pas se défiler devant l’autel. »

« – Mais Papa, est-ce qu’on va gagner ?

– Bien sûr, mon enfant ce sera fini avant même que tu ne te réveilles.

– Pourquoi?

– Parce que, sinon, ça va énerver les électeurs de M. Bush et ils risqueraient de ne pas voter pour lui, finalement.

– Mais est-ce qu’il y aura des morts. Papa ?

– Personne que tu connaisses, mon chéri. Rien que des étrangers.

– Je pourrait tout regarder à la télévision ?

– Seulement si M. Bush est d’accord.

-Et après, tout redeviendra normal ? Personne ne fera plus jamais de choses horribles ?

– Chut mon enfant. Dors. »


Arcadia – Mars 2003

(1) « Que Bush et sa clique aient réussi à détourner la colère des Américains, d’Oussama Ben Laden sur Saddam Hussein, constitue un des plus beaux tours de passe-passe de l’Histoire de la communication. » – John Le Carré, Le Monde, 20 janvier 2003.

(2) Polycrate fut tyran de Samos, en Grèce, de 532 à 522 avant J.-C. Il rentra dans la légende à cause d’un anneau magique qu’il possédait et qu’il rejeta à la mer pour se concilier les faveurs du destin. Symbole de sa chance insolente, l’anneau fut retrouvé dans la bouche d’un poisson et rapporté au despote.

(3) Des pages entières de ce rapport, considéré comme obsolète par les spécialistes, publié pour la première fois en 1991, ont été écrites par un universitaire californien, Ibrahim al-Marashi, et les informations capitales citées par Colin Powell ne provenaient pas des services secrets britanniques.

(4) Citation extraite d’un texte de John Le Carré, traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, publié par le journal Le Monde le 20 janvier 2003 © David Cornwell 2003.
Ce texte est la version augmentée d’une intervention dans le débat sur la crise irakienne publiée sur le site d’openDemocracy : www.opendemocracy.net
Lire également Le Monde 2, No 26 de février 2003, « La fin des dictatures ».

Par ailleurs, hormis la mobilisation importante de nombreux intellectuels britanniques et européens, il semble utile de ne pas oublier la prise de position extrêmement délicate de plusieurs artistes, auteurs, metteurs en scène américains, tel Sean Penn qui vient de perdre le premier rôle dans un film qu’il devait jouer intitulé Why men shouldn’t marry ?, Susan Sarandon et son mari Tim Robbins, Robert Altman, Oliver Stone, Danny Glover, Harry Belafonte… En outre, la mise sous contrôle ferme et attentive de l’administration Bush, des étudiants sur les campus universitaires, favorisant la suspicion pour ne pas dire la délation reflète bien le malaise croissant qui règne aux USA actuellement.