À Hermione, qui se reconnaîtra…

Le Crocodile ou la guerre du bien et du mal arrivée sous le règne de Louis XV (texte intégral authentique d’après l’édition originale de 1799, préface par Robert Amadou, analyse par Simone Rihouët-Coroze, Paris, Triades-Editions, 1962 ; id., 1979), est l’ouvrage le plus singulier de Louis-Claude de Saint-Martin, le Philosophe inconnu (1743-1803). Ce poème « épico-magique », en 102 chants, publié en 1799, mais quasiment achevé dès 1792, attribué à un soi-disant « amateur de choses cachées » dont il serait d’ailleurs l’œuvre posthume, développe sous le voile de l’allégorie des vérités très hautes. Quelles vérités ?

Depuis son origine, le monde est le théâtre du combat du bien et du mal, dont l’épisode fictif, placé sous le règne de Louis IV, n’est qu’un moment de l’histoire des hommes, comme en est un autre l’épisode réel survenu sous le règne de son successeur qui y laissa la vie, et avec lui tant d’hommes et de femmes, alors que Saint-Martin avait sans doute rêvé que la Révolution française entraînerait sinon la mort, du moins l’amoindrissement des forces du crocodile. Au vrai, toute période troublée de l’histoire illustre cette guerre sainte, et, depuis la chute adamique, toute l’histoire humaine est troublée.

Puisque Le Crocodile est un roman à clefs, la toute première, le titre même de l’ouvrage nous la tend : car le saurien, originaire de Memphis, le Philosophe inconnu l’avait côtoyé dès son entrée dans la carrière, puisqu’il figure par exemple sur certains tableaux philosophiques de l’Ordre des élus coëns. Le crocodile est la figure emblématique du prince du mal, qui est le prince des démons, Satan lui-même, le faux Lucifer.

Le crocodile ayant été pris jadis à son propre piège, sa queue est désormais clouée sous l’une des plus hautes pyramides d’Egypte, dont le matériau n’est rien d’autre que le granit fourni par des effluves de la bête. Ainsi privé de sa forme circulaire, l’animal peut malgré tout parcourir, tournoyant comme une fronde, l’ensemble du monde où il règne en maître. Le crocodile est encore le père des sciences stériles, et il dispose des hommes, quoiqu’il en ignore l’origine. Depuis que ceux-ci ont posé le pied dans son empire, il leur a placé la tête sous l’aile, et bien qu’il leur laisse l’usage des pieds, des mains et de la langue, il les tient dans un état somnambulique et les exploite pour l’accomplissement de ses plans. Au crocodile, qui ignore pourtant les secrets qu’il possédait autrefois par nature, les hommes doivent mille présents, et l’Inquisition est de ceux là, qui est comme l’abrégé et l’élixir de toutes les industries de la bête.

Les hommes ont pourtant contre le crocodile des armes redoutables, et il en est conscient, alors qu’eux-mêmes l’ignorent le plus souvent. Quelques uns cependant le savent, qui sont les chefs de guerre de l’armée qui mène le combat des puissances blanches contre les forces obscures : c’est la Société des Indépendants, qui n’en est pas moins celle des Solitaires, que tout homme porte en lui. Sans en être tout à fait, Eléazar est l’un de ses agents, dont la haute stature remémore Martines de Pasqually (1710 ?-1774), le premier maître de Saint-Martin, l’initiateur par excellence. De l’autre côté de la rive, un « grand homme sec » enrôlé dans l’armée du mal, se réclame de l’Egypte (Cagliostro, que Saint-Martin méconnaît comme tant de ses contemporains en serait-il le modèle ?).

Quelques autres clefs encore. Aux côtés d’Eléazar, Sédir, incarne le vrai désir, et le jeune Yvon Le Loup, à la Belle époque, ira chercher là l’hiéronyme qui l’a rendu célèbre, comme d’autres de la même bande avaient pioché le leur dans le Nuctéméron d’Apollonius de Thyane. « Madame Jof » n’est autre que la foi, puisqu’il faut lire à l’envers (et que le i et le j sont une seule et même lettre), mais ne serait-ce point aussi la Sagesse divine, la Sophia dont le Philosophe inconnu ira redécouvrir la notion chez Jacob Böhme, son second maître, alors que le premier ne l’avait pas ignorée ? Ne serait-ce point encore « la chose » chère aux élus coëns, dont le théosophe d’Amboise n’a renié que la forme d’initiation et point la doctrine essentielle ? Car Mme Jof est l’épouse d’un Joaillier, qui est le chef sous l’étendard duquel se sont placées les puissances du bien, depuis toujours et à jamais, et dont le crocodile est l’adversaire, parce qu’il est l’Adversaire qui, au jardin d’Eden, s’est présenté à Eve sous une forme serpentine, celle-là même dont le Père Evgraf rappelait jadis qu’elle était l’icône du Christ.

Dans la milice sainte, où le seconde Sédir et « l’homme invisible », Eléazar possède une poudre de pensée double, portée par lui au plus haut degré de maturité, dont l’esprit l’illumine lorsqu’il la flaire. Lancée aux quatre vents, celle-ci permet aussi de purifier l’atmosphère des innombrables animaux malfaisants, issus du mariage de l’écume et du feu produits par le crocodile, qui partout circulent en massent, tels les esprits de l’air de saint Paul. Dans une ultime bataille, enfin, Eléazar ira jusqu’à se tenir debout dans la gueule enflammée de la bête, dont les mouvements convulsifs annoncent la fin. Alors, le monstre vomira les armées englouties et l’ensemble des humains détenus dans ses entrailles, il devra vomir encore cette espèce de poissons avec laquelle il avait versé tant de maux, et enfin deux grandes lettres de l’alphabet…

L’étrange Crocodile est un roman dont les clefs sont dans l’œuvre classique du Philosophe inconnu, mais souvent celui-ci s’avance masqué, de peur de trop en dire sur sa première école. Ces clefs, Martines de Pasqually nous les livres plus encore à chaque page du merveilleux Traité sur la réintégration. Ainsi, Le Crocodile communique à sa façon des instructions aux hommes de désir, et Saint-Martin y est plus clair qu’il n’y paraît au premier abord. Au vrai, chaque ligne y porte l’empreinte de la tradition coën. Le Traité, me disait jadis un viel ami martiniste, il faudrait le mettre en images ! Le Crocodile, c’est un peu la doctrine de la réintégration en images, ou la fantaisie apparente de Saint-Martin, plus sérieux que jamais, dissimule sous la fable le grand secret. Tout martiniste, tout homme et toute femme de désir y trouveront de quoi s’instruire, comme je n’ai pas manqué moi-même, souvent, d’en tirer profit.

Aux anciens lecteurs, familiers de Saint-Martin et de Martines, puisais-je donc avoir communiqué un peu du désir de redécouvrir le Crocodile, et aux nouveaux « amateurs de choses cachées », qui sont nombreux, puisais-je avoir donné, à deux siècles de distance de la mort du Philosophe inconnu, le goût d’ouvrir ce poème « épico-magique » et d’en suivre la leçon.

Serge CAILLET © Mars 2003 / Arcadia