Mes deux articles précédents ont déjà évoqué le site extraordinaire des salines royales d’Arc-et-Senans (Doubs), il est donc temps de nous y intéresser de plus près. La Franche-Comté a toujours été très riche en gisements de sel gemme, denrée indispensable pour la conservation des aliments, dont l’exploitation était l’apanage du roi de France, qui percevait par sa revente un impôt très impopulaire, la gabelle. Le sel gemme était extrait par injection d’eau, qu’il suffisait ensuite d’évaporer, ce qui consommait beaucoup de bois. Au XVIIIe siècle, les salines franc-comtoises de Salins avaient fini par épuiser les rares forêts situées à proximité, et il fallait faire venir le bois de plus en plus loin, ce qui évidemment coûtait de plus en plus cher. On estima qu’il serait plus économique de déplacer le sel à proximité des bois. Une fois dissous par l’eau, le sel présente en effet l’avantage de pouvoir se transporter « tout seul », par simple gravité, au moyen de canalisations en bois.

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C’est alors qu’entre en scène un certain Claude-Nicolas Ledoux, nommé en 1771 commissaire aux salines de Lorraine et Franche-Comté. L’homme a tout juste 35 ans. Passionné d’architecture, admirateur de Palladio, il se familiarise avec les techniques d’exploitation du sel, tout en travaillant, de son initiative, au projet d’une saline idéale. Deux ans plus tard, Madame du Barry, favorite du roi Louis XV, le fait entrer à l’Académie Royale d’Architecture, ce qui l’autorise à porter le titre d’Architecte du Roi. Ledoux présente à Louis XV son projet de saline, mais celui-ci le trouve trop grandiose. Il revoit alors sa copie et présente rapidement un nouveau projet, validé par Louis XV en 1774, peu avant sa mort. Très audacieux, l’architecte a imaginé un ensemble de bâtiments disposés en demi-cercle, séparés les uns des autres par un espace convenable, afin d’éviter la propagation d’incendies toujours possibles à cause des chaudières d’évaporation. Dans la foulée, il imagine même une ville entière, organisée selon un diagramme en forme de cercle. Le roi décline poliment la proposition : il a besoin d’une usine, pas d’une ville.

444-5.jpg La nouvelle saline royale sera installée entre les villages d’Arc et Senans, à proximité immédiate de l’immense forêt de Chaux, laquelle, convenablement gérée, fournira une réserve d’énergie renouvelable à l’infini. La première pierre est posée en 1775. C’est donc sous Louis XVI que débutent les travaux. L’exploitation démarre en 1779. Les salines offrent l’image d’un demi-cercle, de 370 mètres de diamètre. Ledoux a voulu que la disposition des bâtiments imite le soleil dans sa course. Franc-maçon convaincu, il oriente leur diamètre vers le lever du soleil à la Saint-Jean d’été, pour le solstice. Il s’arrange même pour que cet axe soit matérialisé, sur l’horizon, par le clocher de l’église de Senans. À l’opposé, le diamètre est donc aussi orienté vers le coucher du soleil à la Saint-Jean d’hiver. Et Ledoux considère que c’est aux équinoxes que les façades sont, de fait, le mieux mises en valeur par la lumière matinale. Les touristes qui visitent les salines le matin, aux alentours du 22 mars ou du 22 septembre, peuvent le vérifier encore aujourd’hui, comme je l’ai fait le 22 septembre dernier. L’immense cour intérieure, semi-circulaire elle aussi, est parcourue d’allées, rayonnant à partir de la maison du directeur, placée au centre du diamètre. Leur objectif est de faciliter la circulation, mais accessoirement leur dessin souligne la philosophie solaire du lieu.

Cette maison du directeur possède un escalier monumental, qui présente la particularité de servir aussi de chapelle. Les ouvriers et leurs familles s’y disposent selon une hiérarchie codifiée. Les colonnes à bossages de la façade, alternant sections rondes et carrées (exemple unique en France), soutiennent un fronton triangulaire percé d’un oculus circulaire. L’image de l’œil au centre du triangle, emblème maçonnique s’il en est, y apparaît donc de manière subliminale. Par son orientation, la façade et son oculus laissent entrer le soleil dans la chapelle peu après 10 h 20 le matin (heure vraie du lieu). C’est au solstice, pour la Saint-Jean d’hiver, que le soleil au plus bas de sa course annuelle vient éclairer l’autel, placé en haut des marches.

Le travail aux salines est exténuant. Le sel arrive donc par canalisations sous forme de saumure, mélange de 70 % d’eau et de 30 % de sel. Une sculpture répétée à l’infini, l’un des seuls éléments décoratifs des bâtiments, magnifiques mais à vocation industrielle avant tout, représente l’embouchure d’une canalisation déversant une coulée de saumure. Il suffit ensuite d’évaporer cette saumure pour récupérer le sel. Cela se fait au moyen d’énormes chaudières en fer, chauffées par des foyers alimentés au bois, rassemblées par quatre à l’intérieur de deux immenses bâtiments, les bernes. La température à l’intérieur des bernes ne descend jamais en dessous des 50°, et il y règne en permanence une atmosphère chargée de vapeurs corrosives. Tous les membres des familles d’ouvriers travaillent dans les bernes. Les hommes remuent la saumure en ébullition au moyen de pelles immenses, et en extraient le sel sec une fois l’évaporation terminée. Les femmes le façonnent en pains. Les enfants par leur petite taille peuvent seuls se glisser sous les chaudières, après la cuisson, pour ramoner les foyers et les débarrasser de leurs cendres. L’espérance de vie ne dépasse pas les 40 ans. Néanmoins les ouvriers sont des privilégiés : ils sont logés et nourris dans l’enceinte même de l’usine, ils dorment dans des bâtiments décents et sains, et, cerise sur le gâteau, chaque famille dispose d’un petit jardin.

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Les salines royales fonctionneront jusqu’en 1895. Le sel marin, plus facile à récolter, et les progrès des chemins de fer, sonneront le glas des exploitations de sel gemme. En 1918 la foudre frappe la maison du directeur et l’incendie. La Société des Salines, propriétaire des lieux, tente de s’opposer au projet de classement Monument Historique, qui sera obtenu en 1926. Les bâtiments, façades à colonnes en particulier, font alors l’objet d’un dynamitage non élucidé. L’année suivante le département du Doubs en fait l’acquisition, et les travaux de restauration démarrent en 1930. Les salines royales d’Arc-et-Senans, sans nul doute le plus bel exemple d’architecture industrielle de l’Ancien Régime, seront classées « patrimoine mondial de l’humanité » par l’UNESCO en 1982.

Patrick BerlierLes Chroniques de Mars numéro 7, novembre 2011

(à suivre : Claude-Nicolas Ledoux, architecte visionnaire.)

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