La première édition du « Crocodile » de Louis-Claude de Saint-Martin parut en 1799, an VII de la République Française, sans nom d’auteur sauf cette annotation « Œuvre posthume d’un amateur de choses cachées ». La seconde édition de 1962 fut préfacée par Robert Amadou et analysée par Simone Rihouët-Coroze, ainsi que la troisième, identique, de 1979, aux éditions Triades. Cette œuvre, par trop méconnue et bien souvent marginalisée par les exégètes de Saint-Martin, Serge Caillet nous en rappelait le mois dernier dans son article « La leçon du Crocodile » les lignes forces, nous oblige, aujourd’hui, dans cette entrée fracassante dans ce XXIe siècle où les puissances antagonistes non seulement sourdent mais aussi s’affrontent, à une relecture de ce texte, qui prend indéniablement un relief tout particulier, tant les éléments analytiques et symboliques s’ils peuvent échapper au vulgum ne saurait distraire l’initié. Nous avons retrouvé au sein de la bibliothèque Arcadia, le numéro spécial que consacra la revue anthroposophique « Triades », basée sur l’enseignement de Rudolf Steiner, à Louis-Claude de Saint-Martin (Tome X – N1, Printemps 1962). Nous avons décidé, dans le cadre de l’hommage que nous entendons apporter tout au long de l’année au Philosophe Inconnu, de présenter à nouveau aux lecteurs de « La Lettre de Thot », cet important article de Simone Rihouët-Coroze, souvent confondu, à tort, avec la présentation que fit la directrice des éditions Triades, à la publication du « Crocodile » dans son édition de 1962. Article éminent qui souligne la justesse d’analyse de Saint-Martin concernant la problématique lucifero-arhimanienne dans la pensée initiatique de son temps, mais que l’on pourrait, poussé par le vent des Annales, assujettir au monde moderne, voire à certains épisodes flagrants de celui-ci. Nous reproduirons donc au fil des mois prochains, sous forme d’articles à suivre, l’analyse prépondérante et plus rééditée depuis 1962, de Simone Rihouët-Coroze.

Qui est le CROCODILE : Lucifer ou Satan ?

Quelle nature de diable est le Crocodile ? Le livre porte en sous-titre : la guerre du Bien et du Mal. Quelle sorte de «mal» est en cause ?

Les lecteurs de cette Revue qui ont suivi nos études sur Lucifer et Ahriman savent quel sens donner à cette question (1). Ils se sont familiarisés avec ces figures qui expriment des puissances bien distinctes l’une de l’autre, par leur origine et leur nature, leur but et leur moyen d’action, au point de former entre elles une polarité. Sans reprendre l’ensemble du problème, et sur la base qui fut posée alors, demandons-nous dans ce cas précis quel « mal » incarne donc l’esprit malfaisant qui a été vu et décrit par Saint-Martin. Lucifer ou Ahriman ? A qui avons-nous affaire ?

Lucifer-le-Démon

A Lucifer ? Ce fils égaré de la Lumière primordiale, dont il a volé une étincelle, ce séducteur qui a insinué le désir dans l’homme originellement innocent, insufflé la passion et provoqué la révolte ? Avant lui, l’homme obéissait à l’ordre divin, comme un ange. Rien ne le portait à s’attacher personnellement à ce qui l’entourait, à s’y précipiter avant l’heure ou à s’y attarder au-delà du temps voulu ; rien ne le poussait non plus à faire du monde sensible sa proie. Avant Lucifer, la beauté de l’univers était l’éclat direct des Etres spirituels qui le composaient. L’homme jouissait-il de cet ordre, de cette beauté ? Pas même ; il y adhérait trop pour cela, incapable de détourner, pour une jouissance particulière, une goutte de cette eau pure. Lucifer fut celui qui lui enseigna à se détacher du courant cosmique : et pour cela il créa le mirage. Dès que l’homme fut mordu par le désir luciférien, il fut déchiré, divisé entre la fidélité à ses dieux légitimes et l’irrésistible attrait pour les illusions personnelles ; les sensations trompeuses lui masquèrent désormais l’expression régulière de la sagesse dans le monde. « Affranchissez-vous des servitudes terrestres et vous serez comme les dieux », lui soufflait Lucifer. L’homme connut les ardeurs fanatiques qui effacent toute raison et consument l’âme jusqu’à la démence. Il succomba à un démon d’orgueil d’autant plus dangereux que sa lumière phosphorescente pouvait le faire prendre pour l’exaltation du génie, la passion du bien, du beau.

Rien de tout cela ne se retrouve dans le caractère du Crocodile. Bien au contraire. Ce monstre fangeux et rampant ne veut pas élever l’homme au-dessus de la matière mais l’y enliser, non pas l’exalter mais le noyer dans une masse qui le dépersonnalise. Ces traits l’identifient à Ahriman-le-ténébreux.

Ahriman-le-Satan

Rudolf Steiner a soulevé l’ombre mythique qui recouvrait depuis l’époque proto-persane cette sombre figure d’Ahriman, l’antagoniste d’Aaoura-Mazdao, la lumière. Une divinité antérieure à la séparation de la lumière et des ténèbres dominait ces deux démiurges. Comme Lucifer s’était emparé à son profit des éthers de chaleur et de lumière, Ahriman s’appropria les forces des éthers inférieurs et sous ses efforts le liquide et le solide atteignirent un point de condensation qui les firent tomber au-dessous du degré prévu par les dieux réguliers. En outre, il y entraînait l’homme et les règnes naturels. Aujourd’hui on peut considérer l’atome comme une condensation de forces ahrimaniennes qui, par conséquent, sont libérées dans le cosmos quand l’atome est désintégré.

Ahriman est actif dans le cosmos partout où de la matière apparaît et il est cause qu’un homme ne voit plus dès lors le fond spirituel des choses, ne prend plus le monde extérieur que pour de la matière ; et cela, non seulement à l’égard de la terre, mais aussi des étoiles, des planètes, des comètes.

Ces dernières d’ailleurs, soit dit en passant, exercent dans le cosmos une influence de matérialisation. Ce fut notamment le cas pour la comète de Halley qui apparut en 1759 (Saint-Martin avait alors 16 ans et ne put manquer d’en être frappé). De cette comète, Rudolf Steiner disait que son influence s’exprima particulièrement par une poussée des esprits vers le matérialisme, le refus des conceptions spiritualistes, et « la forme de rationalisme qui se fit jour tout spécialement chez les Encyclopédistes français. » (2)

Ahriman ne cherche pas comme Lucifer à se faire l’égal des dieux ; il n’a nulle nostalgie de ce paradis perdu ; tandis que Lucifer, lui, ne peut l’oublier, et il tente d’y substituer des paradis artificiels. Le Ténébreux s’efforce plutôt de se former un monde à lui et dans lequel il puisse enfermer cette effigie des dieux qu’est l’homme. Asservir l’homme, lui arracher son secret, tout ce qui rappelle son origine divine, et pour cela vider les têtes visitées par l’Idée, là est son dessein.

« Si l’on se rappelle la division de l’homme triparti en tête, tronc, membres, il faut dire d’Ahriman qu’il est entièrement « tête », ce qui fait de lui l’instrument de la cérébralité accomplie, et de la ruse… » (3).
Et dire que le Crocodile s’en doutait déjà : « Je me suis réservé l’usage du cerveau. » (p. 64) – (à suivre).

Simone Rihouët-CorozeTriades N°1, Printemps 1962.

(1) Triades, VIIIe année ; La Lumière de l’Ombre – Le Sang et les Os – Un signe d’équilibre : le Caducée – Le Christ entre Lucifer et Ahriman – etc.

(2) R. St. « Manifestation du karma » – 1e conférence, in fine – « l’impulsion du Christ et la conscience du moi »

(3) R. St. « Gesunder Blick fuer heute », Mss. Privé.