A propos de Rennes-le-Château, nous ne reviendrons pas dans le cadre de ce trop court exposé sur leurs liens, connus pour Emma Calvé, avec ce mystère et notamment sur la liaison qu’elle entretint avec l’abbé Saunière; moins connus pour Bois, mais tout aussi prégnant, via l’école des Félibres, entre autres, mouvement qui avait aussi les faveurs d’Emma Calvé, puisqu’elle assista en mai 1909, à la Sainte Estelle des Félibres. Tout ceci ayant été clairement évoqué par différents auteurs dans plusieurs articles du numéro spécial Arcadia (1).

Les tempéraments de feu d’Emma et de Jules avaient du mal à s’accorder, on l’aura compris. Les algarades en public ou dans la rue étaient nombreuses. Et malgré la profonde union qui était la leur, sans aucun doute, leurs aspirations mystiques au-delà du commun ne purent empêcher la séparation devenue inéluctable. Nous aimons à citer cette belle phrase d’Emma tirée de ses mémoires :

« Je suis l’enfant de la Terre et du Ciel étoilé. Mon origine est céleste. Donnez-moi l’onde fraîche du lac, que j’en trouve le chemin. »

Qui mieux qu’elle pouvait définir cette fusion cosmique, cet attachement naturel aux forces créatrices et enchantées et de quel chemin s’agit-il ici, si ce n’est celui de la grande initiation solaire, celle des élus, du petit nombre toujours en marche, faillibles certes, mais rédimant l’humanité en se rédimant eux-mêmes. Papus ne s’y était pas trompé lui qui, dans un courrier du 14 janvier 1894, écrivait à la cantatrice :

« Jamais le plan physique ne vous donnera le bonheur que mérite votre bon cœur et votre élévation d’âme, et c’est là que vous puisez cette force devant laquelle vos ennemis voient leurs projets s’écrouler comme châteaux de cartes. Vous êtes la bien-aimée de l’Invisible et Lui n’abandonne jamais celles que l’on a solennellement pris sous sa protection dans ce monde où la fourberie et le mensonge sont inconnus. Que vos triomphes continuent comme vous le méritez : tel est mon vœu le plus cher, et j’ai la certitude d’être en même temps bon prophète. (2) »

Quant à Jules Bois, sa nature de mystique ne fut pas de reste, nous avions attiré l’attention du chercheur dans notre note biographique consacrée à Jules Bois, page 145 du numéro spécial Arcadia de Juillet dernier, où au contact d’une statue de la Vierge dans une chapelle catholique en Inde, Jules Bois fut pris d’une vision extatique et entra en communication avec Marie.

« Voilà que ta jeunesse, dit-elle, a cherché dans les perversités que tu as cru artistiques, dans les livres emphatiques de l’Orient, dans ses paysages et dans les âmes troublantes et compliquées, le vrai et le beau, alors qu’il ne s’y trouve qu’une ivresse suivie de dépression et de remords. Et tu n’as rencontré ni la certitude, ni le bonheur, ni l’art suprême. Un grand dégoût de toutes choses te vint d’avoir voulu respirer toutes choses à la fois. Le dieu Pan est un faux dieu. Devant l’autel de cette vierge, dans cette église presque nue, te voilà ému et apaisé comme devant la solution d’un problème cherché longtemps. (…) C’est l’idéal unique -et non les dieux innombrables- c’est la simplicité de l’âme -et non la subtilité toute proche du vertige et du délire- c’est le travail patient et méthodique, -et non l’exaltation factice, fleur vénéneuse du rêve oisif- qui conduisent à cette paix intérieure et à cette force féconde par lesquelles l’homme est grandi et l’univers transformé ! (3)»

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On le constate les deux protagonistes de cette histoire sont bien de natures similaires, aux polarités opposées, tel le moine rouge et la shakti, mais tellement identiques dans leurs complémentarités que le but à atteindre ne pouvait qu’être voué à l’échec.

Cependant nous désirons apporter une pièce au dossier et une pièce de choix. Si le revers amoureux fut patent, il se dédoubla encore par le biais d’un contrat, pas de mariage celui là, mais un contrat éminent puisqu’il s’agissait d’opéra. Nous savons que l’idylle amoureuse de Jules et d’Emma connut un point d’orgue au cours de l’année 1900, au moment de leur voyage en Egypte. A cette suite, un projet de mariage naquit, annoncé par la presse, et confirmé par une correspondance reçue par Jules Bois, d’un ami du couple, écrivain, Claude de La Roche-Francis en date du seize février 1903, posté de Londres, 56 Tedworth Square, Chelsea, Angleterre (4). Celui-ci leur offre toutes ses félicitations, ne pouvant venir personnellement à leur mariage. Les deux tourtereaux à cette époque projettent un dessein commun, à long terme, monter dans le courant de l’année 1906, un opéra d’importance dans une grande capitale, soit à Paris, soit à Londres, soit à New York, sur un livret de Jules Bois et d’Isidore de Lara (5), chanté par Emma Calvé, qui donnera aux deux auteurs le premier s’occupant de l’aspect poétique, le second de la composition, c’est-à-dire de la partition complète et orchestrée ; la nature du sujet. L’opéra envisagé par la Cantatrice ayant pour titre « Nail » (6). Ce projet de contrat se verra officialiser à Paris le 27 janvier 1905, devant notaire, puis très légèrement modifié en substance, le 15 juin 1905, ce qui donna lieu à un second acte notarié. (7)

Que se passa-t-il ensuite, une brouille intervint entre les trois acteurs qui marqua la rupture définitive entre eux. Nous possédons un échange de correspondances (8) entre Emma Calvé et Jules Bois à ce propos, ainsi qu’un acte d’huissier d’Isidore de Lara envoyé à Jules Bois.

Dans ce premier échange la cantatrice indique son impossibilité de payer un dédit, compte tenu du contrat qui la lie avec les opéras américains à propos de sa tournée prévue aux Etats-Unis à partir du début de l’année 1906 et signale bien qu’au vu du retard accumulé par Bois et Lara, la faute ne peut en aucun cas lui incomber (9). « J’ai fait pour l’œuvre tout ce qu’il était humainement possible de faire. Sacrifiant mes intérêts sans une hésitation. Notre contrat disait que vous seriez prêts en octobre ! Voilà un an de perdu à vous attendre tous les deux. (…) J’avais signé « Nail » pour octobre 1906 – non pour 1907 – Je ne pouvais prévoir ces continuels atermoiements » écrira-t-elle. Nous indiquons au passage que les représentations de « Nail » avaient été finalement programmées pour avoir lieu à Paris en octobre 1906, à l’Opéra Comique, sous la nouvelle direction d’Albert Carré qui avait remplacé Léon Carvalho décédé en décembre 1897.

Dans le second échange, Isidore de Lara somme Jules Bois, par acte d’huissier (10) de finir, comme indiqué par contrat, son livret au plus tôt. Bois de son côté arguant d’une impossibilité patente, nous avons pu identifier qu’il s’agissait d’un accident de fiacre qui immobilisa Bois durant de longues semaines, son bras droit étant devenu handicapé à la suite de cet accident ; ne put satisfaire aux échéances stipulées dans le contrat. Notons, pour la petite histoire, qu’il s’ensuivit d’ailleurs un procès entre Jules Bois et la Compagnie des Petites Voitures. Cette année 1905 et non 1903, comme indiqué à tort par Georges Girard, le biographe d’Emma Calvé, vit le chant du cygne des amants et la fin du projet. « Nail » ne sera finalement jouée à Paris que le 22 avril 1912, d’une toute autre manière. Dès octobre 1905, Emma Calvé reprend une tournée triomphale aux Etats-Unis, pour ne revenir en France qu’en mars 1906. En octobre 1906, soit un an plus tard, à la date même où devait se jouer « Nail », la diva est bien à Paris, la ville des lumières bruisse des toutes dernières rumeurs relayées par les échotiers et les marquises de salon. On annonce le mariage d’Emma Calvé …avec l’aveugle milliardaire Higgins.

On imagine aisément le bouillant Jules Bois en la circonstance, cette fois ci l’affaire ne peut se terminer sur le pré… De dépit amoureux l’écrivain entame une liaison avec Marie-Anne Lheureux, remplacée dès 1910, par une certaine Catherine (11).

Le sentier se dédouble alors pour ne plus jamais se rejoindre. La passion est consommée. L’acte accompli.

Emma Calvé pour sa part, son idylle avec le milliardaire aveugle, certainement à tous les sens du terme, n’ayant durée que quelques mois, on s’en serait douté, se marie, finalement, le 4 février 1911 avec le beau ténor italien Galileo Gaspari de 17 ans son cadet … dont elle divorcera dix ans plus tard.

Pour conclure, nous dirons qu’il semble évident aux yeux du regardeur, que ce destin d’étoiles, dont l’oubli aujourd’hui pour chacun d’eux, Emma Calvé et Jules Bois, scelle assurément l’acceptation de la tragédie et ne peut se comprendre que par le tumulte tourbillonnant de la convoitise des profondeurs, d’une malignité implacable, qui su aspirer autant qu’inspirer Emma et Jules. A cet égard les rôles que choisit la Diva, en dehors du répertoire classique habituel tels Carmen ou Norma sont éloquents ; Robert-le-Diable, Salomé, Sapho, Messaline, Mefistofélé, la damnation de Faust…

Et pour s’en persuader encore, il suffit d’observer certaines photographies de la cantatrice au sommet de sa gloire. C’est en embrassant ce parcours lumineux et terrible en connaissance de cause, en pleine lumière, que se fera jour, Lux Lucet in Tenebris, la véridicité de cette émouvante décomposition. Il s’agit de bien comprendre que la conversion brutale de Jules Bois, celui-ci n’étant pas de reste, aux alentours de l’année 1901, à un catholicisme exacerbé est bien là, elle aussi, comme un témoignage douloureux, comme une marque solaire, un signe cabalistique évocateur et rédempteur de cette métamorphose.

On n’entre pas dans l’histoire de l’Occultisme comme un « sataniste respecté » par hasard. Tachons de ne pas l’oublier.

Emma Calvé de son coté, mourra esseulée en 1942, dans la misère totale à Millau, presque dans l’anonymat. Sur la fin de sa vie, prise de conscience ou bien remords, elle ne pouvait certainement pas s’empêcher de penser à l’orphelinat-sanatorium qu’elle avait créé de toutes pièces en 1898, pour venir en aide aux plus nécessiteux, pour le meilleur, à son château perdu et à d’autres choses encore…

La peur de la mort lui était inconnue, elle qui disait : « Je plains ces vieilles gens qui se croient obligés de rester toujours à la même place afin de vivre plus longtemps. La mort est bien sûre de ne pas les manquer, elle sait où les prendre ! Moi, je tache de lui échapper ! J’espère continuer de voyager aussi dans l’autre monde où les chemins doivent être aisés puisqu’on y va les yeux fermés. »

– Oui Emma, mais la peur de l’oubli ?

C’était, sans aucun doute, le prix à payer. Le prix de l’or maudit.

Du mythe des Dioscures au mythe d’Orphée, c’est bien un lien sacré, volontaire, tellurique dirons nous, qui unissait ces deux initiés. Peut-être même un pacte, nous le suggérons, qui faisait de l’un à l’autre courir des racines venues du fond des âges, abreuvées du feu du soleil.

Thierry E Garnier – Article inédit / Arcadia © La lettre de Thot No 8, DR.

NOTES :

(1) Sur Emma Calvé, voir notre article en page 90.

(2) Cité par Georges Girard, dans son ouvrage « Emma Calvé – la cantatrice sous tous les ciels », Grands Causses ed. 1983.

(3) Jules Bois, Visions de l’Inde, Ollendorf ed. 1903.
Voir également les notes biographiques sur Jules Bois pages 144 et 145, TEG / Arcadia.

(4) Fonds T E Garnier, archives Arcadia © DR, une seconde correspondance du même fonds d’archives, du 9 avril 1903, signée Constance Finney, nous apprend elle, les fiançailles du couple, c’est dire que ce mariage programmé n’avait pas été conçu à la légère par Bois et Calvé, et que ce n’est pas sur un coup de tête que celui-ci fut envisagé.

(5) Isidore de Lara (Londres 1858 – Paris 1935), de son vrai nom Isidore Cohen, il se fit aussi appeler Isidore Cohen de Lara était auteur compositeur, on lui doit notamment « Messaline » chanté par Calvé en 1900 à Londres. Il connut possiblement Jules Bois aux « Annales Politiques et Littéraires » on trouve ainsi la trace du compositeur dans un court extrait publié dans le numéro 1329 du 13 décembre 1908. Quant à Emma Calvé et Isidore de Lara, leur ami commun était Jean Richepin (1849 – 1926) célèbre écrivain bohème de la Belle Epoque. Ce dernier n’était pas non plus un inconnu pour Jules Bois, l’exemplaire des « Noces de Sathan » que nous possédons, Bibliothèque Arcadia, lui étant ainsi dédicacé : « à Jean Richepin au puissant et cher poète – Jules Bois ».

(6) Le mot « Nail » vient du mot arabe « Ouled Nail » et concerne des tribus maraboutiques semi-nomades du sud algérien. Ce mot se retrouve en outre dans la dénomination des massifs montagneux de l’Algérie méridionale.

(7) Ces deux documents d’une extrême importance biographique indique bien la nature profonde des liens qui unissait Calvé à Bois. C’est certainement les seuls documents, le mariage n’ayant finalement pas eu lieu, où l’on trouvera leurs deux signatures accolées.
Fonds T E Garnier, archives Arcadia © DR.

(8) Fonds T E Garnier, archives Arcadia © DR.

(9) Il faut savoir que dans cette lettre d’Emma Calvé à Jules Bois, à en-tête du Riviera Palace Hôtel de Monte Carlo, celle-ci l’informe que la somme du dédit est d’un million de francs ! Une somme astronomique pour l’époque, que la diva malgré sa grande fortune ne pouvait envisager de payer. C’est cette lettre que nous avons mise en illustration de notre article du mois de juillet 2003. (DR)

(10) Fonds T E Garnier, archives Arcadia © DR.

(11) Fonds T E Garnier, archives Arcadia © DR

Crédits photographiques :
– Photographie de Jules Bois, alité, dans sa maison du 18 Bd Emile Augier, dans le XVIe arrondissement de Paris, entouré de ses objets familiers. Document inédit. Collection T E Garnier, archives Arcadia ©.
– Acte notarié, en date du 27 janvier 1905, avec en bas les signatures d’Emma Calvé, de Jules Bois et d’Isidore de Lara et en marge du côté gauche, les paraphes des mêmes. Document inédit. Collection T E Garnier, archives Arcadia ©.