Les lumières supérieures auxquelles Saint-Martin s’est ainsi élevé l’ont rendu sensible à un autre changement qui se produit dans le climat historique de l’humanité. Nous voulons parler d’un événement survenu « dans les coulisses de l’histoire », selon l’expression de Rudolf Steiner qui en a fait la description. Pour un esprit comme Saint-Martin, l’Histoire n’est compréhensible qu’à celui qui peut reconnaître quelles interventions viennent du monde spirituel orienter les faits physiques. Le plus souvent, les hommes subissent ces interventions « à l’état de somnambulisme ». Tel homme politique prononce les paroles décisives, ou bien il presse sur le bouton, sans savoir très bien ce qu’il fait et même en se rendant compte qu’à ce moment précis une volonté supérieure à la sienne parle ou agit à sa place. On a d’ailleurs vu que le Crocodile comptait beaucoup sur ces absences de conscience, à l’heure H, pour imposer ses desseins aux têtes préalablement plongées en léthargie et rendues par là disponibles pour ces substitutions passagères.

Mais « les coulisses de l’Histoire » ne sont pas seulement peuplées de dragons malfaisants. Là se préfigurent les péripéties de la guerre du Bien et du Mal et les adversaires surhumains s’affrontent face à face avant de s’engager dans la forêt touffue des passions humaines sur plan physique. C’est une préfiguration de ce genre qui est décrite dans un Cycle de conférences que fit Rudolf Steiner vers la fin de sa vie (1). On peut dire de ce Cycle qu’il contient la clé du Crocodile. Il se produisit au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, y est-il expliqué, « à un niveau supérieur d’expérience, dans le monde spirituel le plus proche de l’être humain», une condensation de puissantes Imaginations qui purent être contemplées non seulement par des âmes alors non incarnées, mais qui purent aussi inspirer des vivants. « Des lueurs venant des régions de l’univers où se produisaient ces puissantes Imaginations » sont visibles dans certaines œuvres de l’époque et préfigurent l’action que l’intelligence divine allait entreprendre contre les puissances ténébreuses pour rétablir les liens entre cette Intelligence et la Condition des hommes sur la terre. Le conte de Gœthe Le Serpent vert en est un exemple, est-il dit. Il ne fait pour nous aucun doute que Le Crocodile en est un autre. Nous n’en voulons pour preuve qu’une comparaison des textes à laquelle nous ne pouvons nous livrer ici mais que le lecteur peut lui-même entreprendre, s’il a pour cela le sérieux et l’application nécessaires. Entre le livre de Saint-Martin et le Cycle de Rudolf Steiner, les rapprochements sont saisissants, tant par le fond que par les expressions employées elles-mêmes. Et puisqu’il n’y a pas eu communication matérielle entre leurs auteurs, il faut bien penser à une commune source d’inspiration, – ces mystères suprasensibles dont Saint-Martin eut des « lueurs » et dont Rudolf Steiner retrouva la trace.

C’est pourquoi l’étude du Crocodile doit être recommandée à ceux qui peuvent la mettre en rapport avec les perspectives historiques de l’anthroposophie. Ils en retireront la conviction profonde que ce qui se passe sur terre est le reflet de ce qui est préparé en esprit. Dans la confusion où se trouvent nos contemporains, – qui ont sans doute absorbé trop de bouillie des livres, – les chercheurs spirituels se demandent parfois si les Instructeurs de l’humanité, qui divergent si souvent dans leurs enseignements, puisent à une seule et même source qui serait la « vraie ».

Ils s’interrogent : derrière toutes ces contradictions, existe-t-il une « vérité » ?

Il faut reconnaître que l’humanité n’est pas encore à l’heure de la commune vision, mais à celle où s’acquièrent d’abord les responsabilités personnelles. Multiples sont les modes de recherche de la vérité, même quand celle-ci est une.

Ceci admis, on se trouve d’autant mieux placé pour admirer le cheminement de cette vérité à travers des Instructeurs que séparent les différences de temps et d’espace. Ces rapprochements donnent des preuves remarquables de la conduite spirituelle de l’humanité, conduite sage, comme l’est celle de la nature. Celle-ci n’aboutit-elle pas au type accompli d’une espèce qu’après l’avoir lentement élaboré au cours d’innombrables métamorphoses ?

Un plan de sagesse réclame l’enchaînement ininterrompu de préludes anticipateurs et de résonances prolongées. Dans cette perspective, Saint-Martin nous apparaît à la fin du XVIIIe siècle, par sa grandeur et son isolement spirituel, comme le dernier représentant de la sagesse antique, le « dernier des Initiés », dit Rudolf Steiner, et en même temps comme le précurseur de la future Sophia qui va éclairer le champ de la conscience personnelle. Prophète, il l’est par la dernière partie de son œuvre dont se détache en un style singulièrement annonciateur l’étrange Crocodile.

Simone Rihouët-CorozeTriades N1, Printemps 1962. (Fin de l’article)