Gradiva ! Celle qui marche. Lorsqu’en 1947 je la croisai au détour de la revue Le Surréalisme même, je notai :

6-25.jpg «Cette prestigieuse Gradiva dont nous entretient René Alleau, cette femme pressée de Pompéi qui traverse nos regards comme un singulier éclair d’entendement (mais où va-t-elle ?), Gradiva Rediviva, je veux bien (mais d‘où vient-elle ?) dont nous sommes prêts, à notre tour, à suivre la marche lumineuse. Parce qu’elle vient de notre plus grand secret et y retourne. Parce qu’elle est nôtre (ô combien !) ainsi que ce degré initiatique dont le Mouvement Surréaliste ne saura jamais que faire parce qu’il s’est interdit l’entrée du temple. Du temple d’où vient Gradiva. Où elle retourne. Où nous la suivons. Où elle s’accomplit à la manière d’une résurrection, d’une fidélité retrouvée, d’un enseignement nécessaire. »

J’ignorais alors le texte de Jansen, l’attention que lui avait porté Jung, et l’essai de Freud. René Alleau, ce jour-là, m’ouvrit la porte réservée. Le fait est que la revue Structure dans laquelle j’avais écrit ces lignes entra rue Fontaine où André Breton m’invita quelques mois plus tard. Avais-je lu Aspect de l’alchimie traditionnelle publié quelques années plus tôt par les Editions de Minuit ? Etais-je un de ces « initiables » que Alleau évoquait ? Sans le savoir encore, le jeune homme que j’étais suivait Gradiva dans sa marche singulière. « S’il s’obstinait, contre tout espoir, à découvrir l’issue du labyrinthe, s’il acceptait la fatigue de courses vaines, d’errements stériles, l’angoisse de l’abandon, sans jamais détendre sa volonté de deviner l’énigme, à ce stade, la recherche intellectuelle se transformait en un dramatique combat spirituel où l’énergie entière de la psyché entrait en action, où les ressources intérieures mobilisées par l’extrême intensité de la méditation et des affects éprouvés durant des années de lutte, d’épreuves et d’efforts, intervenaient enfin d’une façon de plus en plus oppressante jusqu’à la soudaine apparition d’une série d’illuminations et d’un état particulier de la conscience : l’état d’éveil. »

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Alleau, dans cette phrase adressée aux étudiants dans l’art alchimique, décrivait aussi les errances et les entêtements de l’adolescent en quête de son écriture intérieure, celle qui, de ratures en ratures, le conduirait vers un certain « regard intuitif dans la nature des êtres et des choses ». Il s’agissait rien moins que dégager d’un langage commun (profane) un autre langage, plus discret, voire secret, capable de rencontrer des résonnances de conscience, des liens de complicité avec un éventuel lecteur, ce qui suppose intimité mais aussi, paradoxalement, reconnaissance au sein de la tribu. Cet autre langage utilisant de moins en moins ce que l’on peut appeler les structures logiques du mental s’ouvre toujours plus profondément vers les glissements du mythe, du conte, du rêve. Et Alleau d’ajouter : « Nous ne pouvons espérer rendre compte des symboles ni des mythes tant que nous ne sommes pas conscients du caractère symbolique du langage que nous utilisons. Aucun symbole, aucun mythe, n’est explicable réellement car la pensée humaine est elle-même symbolique. »

Au vrai, et je l’appris peu à peu, l’écriture guidée par l’ « autre langage » est soumise à une affinité d’ordre poïétique grâce à laquelle un récit mythique coordonne des symboles et s’édifie autour d‘un archétype. Ce processus évoque, selon Alleau, « l’affinité chimique par laquelle, plongé dans son eau-mère, un cristal reconstitue ses molécules selon un type géométrique immuable. » L’eau-mère ! Lieu essentiel de la conscience où peut s’opérer la transmutation du Verbe en l’Enfant, entendons « le passage à la limite » où toute parole ne peut que transcender le silence : l’autre côté du miroir. « Cet AUTRE monde dont le monde du rêve est l’image inversée mène à l’éveil comme le songe à la veille, si bien que, par un renversement des valeurs, dans ce cas, c’est le monde de l’état de veille qui devient onirique et dont il convient de tenter de s’éveiller. » Rimbaud, le grand éveilleur, n’a-t-il pas visité « l’alchimie du verbe » ?

4-46.jpg Sans doute paraitra-t-il bien étrange que mon premier roman publié, le Dieu des Mouches, soit né d’un monde intérieur violemment éclairé par le gothisme anglais. Ce théâtre à quatre personnages était destiné à régler une sombre affaire que ma conscience de l’époque ne pouvait logiquement résoudre. Il me permit, utilisant l’« autre langage », de pénétrer dans le cachot où ma Gradiva était cloîtrée, d’en déchiffrer les arcanes et d’en délier les nœuds. Il s’agissait de respirer hors du qu’en-dira-t-on et du pot-au-feu.
Sarréra n’avait pas suffi. Il fallait abattre le pouvoir cérébral d’Alexandre. Etais-je la pauvre Elisabeth ? Grelottante d’amour entre les mains glacées d’une église, elle s’inventait, sainte et martyre. En sortant de cette geôle, enfin je pourrais me lancer en plus grand, en plus historique, et ce fut Naissance d’un spectre, le Nazisme. Alleau avait publié Hitler et les sociétés secrètes, mais je ne l’avais pas encore lu. Il m’écrivit : « Vous avez terriblement décrit la faille et ne l’avez pas élargie. Soyez-en remercié. La fiction est une transmutation du ‘’fait’’ en ’’fiat’’, une re-création du créé. »

Connaissant l’intérêt profond de René Alleau pour l’alchimie taoïste, je lui envoyai Le Singe égal du ciel auquel il ne répondit pas, puis, plus tard, en 1987, mon essai Houng, les Sociétés secrètes chinoises. Il connaissait l’existence de la Tien Ti houei, la Société du Ciel et de la Terre, grâce au Lt- Colonel B. Favre (Les Sociétés secrètes en Chine, 1933), et m’invita à le rencontrer. Ce fut le début d’une amitié studieuse qui ne cessa jamais. Chacun de mes récits inspirés par l’antique pensée chinoise, plus particulièrement le Tao, donnait lieu à des échanges passionnés. Il voyait dans mes histoires des tableaux comparables aux illustrations alchimiques des traités anciens. « Cet espace fermé, ces labyrinthes, ces lueurs soudaines, ces ténèbres, cette galerie de miroirs entre lesquels circulent des rois, des dragons, des enfants, des déesses nues, des couples d’amoureux, des musiciens, tout un peuple d’acteurs qui, cependant, ne montre point son vrai visage, cette machinerie, ce théâtre, ces palais déserts, peu à peu, désorientent, troublent, égarent le voyageur par leurs interférences comme par l’absence de tout critère de réalité »

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Cet extrait de l’Univers symbolique me paraît, en effet, côtoyer de très près, en un scénario pour marionnettes ou théâtre d’ombre, le parcours de mes récits où le rêve est le seul « critère de réalité » possible. Mais qu’est-ce que le rêve ? Comme, un jour, j’avouais à René que je ne me souvenais d’aucun de mes rêves, il me dit : « Peut-être, mais sachez que les rêves se souviennent de vous. »

Etais-je empli des rêves nocturnes que la veille avait égarés, et qui reprenaient forme et conscience dans les halos de mon écriture ? Alleau prétendait que l’on ne pouvait décrire comme je l’avais fait dans la Chevauchée du vent la descente de Kouan Yin dans le royaume des morts sans en avoir reçu la vision claire dans « un voyage préalable au cœur du prolifique néant ». Ce prolifique rien, véritable lâchez-prise de l’instant que connaît le dormeur profond, coïncide, en réalité, avec un état d’extrême lucidité que le cerveau ne peut appréhender, ni même soupçonner, car il s’agit d’un ordre hors de tout temps et de tout espace. Or c’est dans ce rien sans regard que tout se régénère, préparant les outils de l’éveil.

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Comment ne pas penser à cet état particulier dans lequel pénétra René Alleau lorsqu’à Uzès où il s’était retiré avec Denise, son épouse, il referma définitivement la porte de son bureau derrière lui, déserta sa précieuse bibliothèque, son atelier, et, tout vivant, parut oublier le monde ? « La lutte extrêmement âpre ouvrant sur un épuisement total des contradictions logiques » s’était achevée par l’entrée en « satori ». Il était devenu « l’Etoile scellée ». Or, écrivait l’auteur des Aspects de l’alchimie traditionnelle, « le déclenchement du satori ne présente pas un aspect uniquement intellectuel. Il porte sur la totalité de la vie d‘un être engagé dans une ardente confrontation avec l’inconnu. (…)

5-27.jpg Néanmoins, l’accès au satori ne constitue qu’une révolution intérieure préliminaire, qu’un passage à une logique différente sur laquelle s’édifie une physique de l’état d’éveil, fondement expérimental de la cosmologie traditionnelle. »

Le décès de René Alleau n’émut guère les intellectuels de ce temps. Ils n’ont pas les instruments de mesure qui conviennent. Ils ont perdu la trace de Gradiva et ignorent même qu’ils l’ont perdue. A l’heure où la science découvre de nouveaux canaux de compréhension de la matière, il est urgent de renaître dans « l’eau-mère » que seul le Poïeïn peut nous permettre de discerner. René, notre ami, parce qu’il est à jamais re-né, demeurera l’un de nos guides intérieurs les plus sûrs.

Frédérick Tristan © pour les Chroniques de Mars No 14 – Noël 2013 – Mars 2014.


Remerciements à F. Tristan et F. T.

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