Cher Monsieur,

Tout comme l’arbre ou certaines cristallisations, qui peuvent être comparées à des sorte d’étincelles figées et coagulées, notre dissolvant, extrait, aspire, pompe, broie, coagule, répartit les atomes du métal et compresse différemment l’énergie incommensurable du vide inter-atomique, principal constituant de l’univers. L’univers, en effet, est principalement composé de vide, d’ondes, de poussières, de gaz, de plasmas, d’électricité, de magnétisme, etc. Certes, on n’est pas obligé de savoir ces choses, mais cela, reporté à notre échelle, peut fournir certaines explications et satisfaire la logique. En tant que philosophe, je désignerais ce rien, ce vide ou cet intervalle – à ne pas confondre avec le néant – comme un « genre », mais je crains d’être mal compris. Voyez ce que dit la science au sujet du vide ou de l’éther et de son énergie potentielle, et constatez que toutes les choses de l’univers sont, et ne peuvent êtres reliées entre elles, qu’au sein du vide. Il semble bien, aux dires de certains physiciens, qu’un centimètre cube de vide contienne plus d’énergie que mille soleils. De là provient, sans doute, le poids considérablement augmenté, incompréhensible chimiquement, que manifeste la Pierre. La masse « est » l’énergie.

Une autre des caractéristiques du feu qui fait tourner la roue de l’œuvre, en dehors de ses manifestations en couleurs, parfums et sons, est celle de sa pesanteur ou de son extrême légèreté. Voyez tout ce qu’en dit Cyrano de Bergerac avec sa machine volante. À mon avis, il n’y a pas dans la littérature alchimique un texte plus initiatique que celui-là. C’est ainsi que s’établit peu à peu un nouvel équilibre entre le cosmos, la terre et notre « petit monde », de centre à centre ou par intrication, et que transite l’ordonnance et la force du cosmos conjointement à l’ordonnance intérieure de l’expérimentateur avec lui-même. C’est par un double mouvement de « délocalisation » partielle du local au sein de l’universel ou du champ, rapidement ou dans un temps plus long suivant la voie, suivie d’une relocalisation de l’universel au sein de l’expérimentateur et de son expérience, que la coction acquiert certaines des informations qui lui permettent de manifester toutes les incroyables propriétés de son fruit.

Il y a donc délocalisation dans le tout et relocalisation peu à peu dans le local, et cela jusqu’à une vitesse telle – lors des multiplications – que hormis des couleurs et parfois des sons, il semblerait que plus rien ne bouge et que la flèche du temps se soit figée. Au sujet des couleurs, il semble bien que le tissu, ou la trame, de l’univers, ait été « tricoté » par un ensemble de fils colorés, et que tout l’art d’alchimie consiste en fait à défaire ces mailles, à re-tricoter les motifs du tissu autrement. Il serait hasardeux de prétendre que quoi que ce soit préexiste à ces couleurs, et que l’art atteint à la puissance créatrice originelle. Nous pouvons, tout juste, comme le fait un peintre sur sa toile – et c’est de là que provient la désignation du Grand Œuvre comme d’un Art – sublimer et représenter autrement le réel.

Aux dires des Adeptes, c’est au sein de l’immense silence qui suit l’émergence de la Pierre, que tout l’ancien monde commence à s’effacer, que l’on entre dans le nouveau et le neuf, que se précise instantanément, dans un temps hors du temps, le rôle que va jouer le nouvel élu au sein du tout. Brusquement, tout le brouhaha et les concepts intérieurs et extérieurs qui maquillaient le monde s’effacent. Le vrai monde émerge, non pas à la place, mais comme l’ancien dépouillé de son cuir. Tous les toxiques fantômes qui hantaient le réel ou l’avaient aspiré vers de l’ailleurs retournent au néant et les ombres sur la toile ont été pointillées de couleurs violettes. Ce grand silence est le signe de l’entrée dans l’Ergon de l’Œuvre où va se parachever la réussite. Plusieurs, faute de ne pas avoir entendu ce silence, et tombé à genoux, n’ont pu poursuivre leurs investigations, et parfois le trésor leur a été enlevé. Ceci pour vous dire que le Grand Œuvre recèle un bien plus grand mystère et bien d’autres secrets, que celui de la populaire transmutation du plomb en or, laquelle d’ailleurs est bien plus riche d’enseignements et de métaphysiques conséquences qu’on ne le suppose. Ainsi, il apparaît qu’une des raisons qui fait que la Pierre est aussi Philosophale, soit Alpha et Oméga, tient à ce qu’une partie des orbes de sa structure se déploie dans l’éternel présent, une sorte de point zéro, au sein duquel le temps perd en grande partie sa consistance, et l’espace ses habituelles limitations.

Je m’explique autant que cela est possible. Trois centres, axes, substances ou forces magnétiques, une fois composés vont entrer en sympathie avec des pôles supérieurs. Le premier, au sein du creuset, avec les pôles terrestres. Puis, en suivant, avec ceux des « axes » solaires et lunaires, et ces derniers avec ceux du cosmos galactique, et cela jusqu’à son premier instant, c’est-à-dire tout de suite. Ce premier instant, dépositaire potentiel de tous les futurs, d’extrême vie et lumière, est entièrement replié, coagulé et n’est accessible qu’au sein d’une investigation de la partie la plus subtile de l’obscurité : la ténèbre. Je vous signale en passant que plonger régulièrement un individu dans une obscurité quasiment absolue, a un pouvoir régulateur et guérisseur de certaines pathologies. Le noir absorbe les excès de la lumière et la filtre, ne laissant passer que ce qui est favorable à la vie. J’entends ici, bien évidemment, la lumière solaire. Il faut donc avoir en premier et philosophiquement, dès cette vie, résolu l’énigme que pose la mort du corps, pour que, comme dans un miroir, puisse être entraperçu le mystère de la renaissance. Le dragon sulfureux et coagulant garde invisible et de l’intérieur, dans le noir, la citadelle du Grand Œuvre et, paradoxe des paradoxes, la clef qui ouvre la serrure de la porte d’entrée de ce « Palais fermé du Roi » est dissimulée, comme pour la matière, au cœur même du fond obscur de celui qui la cherche. Il est lui-même la clef qui ouvre toutes les portes de la nature. Banal me direz-vous, tous les mystiques et tous les philosophes disent la même chose depuis des siècles. Sauf que, on n’entend pas ici une ouverture de l’au-delà ou de l’ailleurs, mais de la terre, de la pierre. Même pas une accession à ce qui est en haut, mais à un point d’équilibre entre ce qui est en haut et ce qui est en bas. Quitte de vous lasser, je reprends mon discours.

Il semble bien que nous ne puissions accéder à cette origine, que par une investigation, naturelle ou surnaturelle de la fin, et en un mot, par la mort, le noir, seule certitude sur l’avenir que puissent avoir les hommes. Cette toute puissante lumière du tout début n’est visible que vue par transparence, comme émanant de l’intérieur de ce miroir de graphite. Tout en alchimie consiste à faire que ce premier instant, dépositaire de tous les possibles de l’univers et de nous-mêmes, se devienne « présent », au sein de ce noir plus noir que le noir, au seul point où l’être est appelé à découvrir son essence éternelle et à ramener à résipiscence l’espace et le temps, soit : ici.

> Le Grand Œuvre dévoilé – (extrait)]

[En Hors Collection // Présentation de l’ouvrage :

Le GRAND ŒUVRE DÉVOILÉ

Vient de paraître aux éditions ARQA.